L’inquiétant mépris pour le documentaire suisse

Numéro 38 – Juin 2013

Le cinéma documentaire suisse a-t-il du succès dans les salles en Suisse romande ou bien entrave-t-il, par son « inquiétante prolifération », la « diversité de l’offre internationale », selon un article retentissant paru dans le « média suisse de référence »[1], relayé par un journal satirique[2] et la principale chaîne de radio romande[3] ?

Quelques jours après cet article, les chiffres parlent d’eux-mêmes : Cinéforom publie la première brochure de statistiques des films aidés en 2012 (disponible sur www.cineforom.ch). Loin de la « bulle documentaire » qui obstrue la vue de notre critique de cinéma, la production de films documentaires romands pour le cinéma est d’une stabilité rare ces dernières années, et ne varie que très peu autour de onze films par an. Comme la sardine du port de Marseille, 11 films documentaires romands, plus une poignée de documentaires alémaniques et quelques documentaires produits pour la télévision ou hors système réussiraient à obstruer un marché où se présentent en 2012 un total de 480 films, dont 129 films américains et 110 films français ?

Un autre chiffre très impressionnant permet de répondre à la question de notre critique de cinéma : « Quel public pour cette production pléthorique » ? Sur le seul marché romand, en 2012, 71% des entrées pour des films suisses ont été le fait de films documentaires. Année exceptionnelle grâce à More than Honey ? Ce film n’a fait qu’augmenter d’une douzaine de points une part de plus de 50% des entrées de films suisses en 2010 et 2011 (et jamais en-dessous de 40% depuis 2007).

La fiction romande, dont le coût est supérieur au documentaire (elle perçoit 71% du financement), ne peut placer que 8 films sur le marché romand par année – dont 4 produits hors du système d’aide. C’est trop peu pour une présence continue, alors qu’en Suisse alémanique un nombre nettement supérieur de fictions bénéficie de « l’effet dialecte » et contribue de manière assez stable à assurer une part de marché de 6% (5% en moyenne suisse).

Au lieu de l’imaginer comme une « bulle » plus ou moins inquiétante, une telle présence du documentaire dans les salles de cinéma suisses (22 des 30 premiers films suisses sont des documentaires) ne fait nullement de l’ombre à la fiction suisse et devrait être saluée pour ce qu’elle est : une réussite de la diversité culturelle, une exception culturelle au niveau mondial.

Le système d’aide suisse a été conçu pour compenser la petitesse de son marché, sans quoi les producteurs ne feraient qu’un film et disparaîtraient aussitôt.

Quant à la plainte récurrente d’un excès de soutien public, il ne faut jamais perdre de vue que, même à l’échelle suisse, le marché a une taille minuscule comparé à celui qui sert de rampe de lancement aux films américains ou français. Même pour le plus grand des succès, le marché suisse romand n’a pas la taille minimale pour permettre, à lui tout seul, de rembourser le coût du film. Même sur le marché suisse tout entier, la remontée de recettes d’un « phénomène » comme More than Honey de Markus Imhof (200’000 entrées en Suisse, dont un tiers en Suisse romande) ne rapporte à son producteur suisse Pierre-Alain Meier (un tiers des parts) que 300’000 francs[4], sur un investissement suisse d’un million (pour un coût total de 2.8 mios en coproduction internationale). Dans ces conditions, le système d’aide suisse a été conçu pour compenser la petitesse de son marché, sans quoi les producteurs ne feraient qu’un film et disparaîtraient aussitôt, succès ou pas, comme dans les années 50 et 60 où en Suisse romande aucune production stable n’a pu naître avant que ne se crée un soutien public fédéral[5].

Les films suisses coûteraient cher et seraient fondamentalement moins capables que les films d’autres pays dominant le marché suisse d’intéresser le public suisse, « sans oublier la lassitude des médias » selon notre critique du Temps. Là aussi on peut s’inspirer des chiffres de fréquentation des films[6] pour en tirer une indication révélatrice. La moyenne de fréquentation des séances en 2012 est de 29 spectateurs pour les films US, 31 pour les films français, 42 pour les films anglais, 20 pour les films allemands, et 24 pour les films suisses. Conclusion ? Quoique de rentabilité inférieure à la moyenne de 29, les films suisses ne sont pas projetés devant des salles vides et la différence avec des films de niveau international n’a rien d’abyssal.

Les films suisses ne sont pas projetés devant des salles vides et la différence avec des films de niveau international n’a rien d’abyssal.

Il est peut-être encore plus significatif de mettre les parts de marché de chaque pays sur le marché suisse en rapport avec le nombre de films proposés sur ce marché en 2012[7].

Pour la Suisse romande, 25 films suisses romands ont obtenu un peu plus de 3% du marché, soit un ratio de 12. Pour la Suisse dans son ensemble, 60 films suisses ont obtenu une part de marché de 5%, soit un ratio de 8. Les films romands font relativement mieux que la moyenne suisse, même s’ils ont une part de marché plus petite.

Certes, la comparaison avec les films américains (129 films pour une part de marché de 56%) et leur ratio de 43 paraît au premier abord très cruelle. Mais ces films ont un coût moyen 20 fois supérieur (pour la fiction) et 100 fois supérieur pour le documentaire. Et surtout, seule la partie écrémée des films US parvient sur le marché suisse. Si l’on compare avec les 726 films produits aux USA en 2012, alors le ratio US descend à… 8, celui du cinéma suisse ! Et pour la France, (110 films pour une part de marché de 17%), le ratio de 15 est à peine meilleur que celui du cinéma romand (12), et rapporté à la production totale française (200 films par an), ce ratio descend lui aussi à… 8.

Le cinéma suisse ne mérite pas le mépris avec lequel on le traite parfois dans les médias. Toutefois, dans un pays où la production internationale occupe 95% du marché, il peut prétendre faire mieux et devrait pouvoir viser une moyenne de 10% sur le marché suisse, et de 7% sur le marché romand (où sa présence est plus fragile car ne bénéficiant pas comme le marché alémanique d’une barrière linguistique).

Pour cela il ne faut pas que le nombre de documentaires ou de fictions se réduise pour laisser plus de place encore aux films internationaux, mais au contraire qu’il augmente. Le directeur du CNC français utilise une formule très simple pour le cinéma français : pour faire 40% de parts de marché en France, il faut faire 200 films. Pour faire deux fois mieux en Suisse romande, il faudrait produire plus. Comment faciliter l’accession de ces films à des écrans de plus en plus envahis par les blockbusters à l’ère du numérique ? Ce sera l’objet d’une prochaine proposition de cinéforom et du Forum Romand des producteurs.

[#1] L’inquiétante prolifération du documentaire helvétique, Norbert Creutz, Le Temps, 27.03.2013

[#2] Tir groupé combien de morts ? Bertrand Lesarmes, Vigousse, 28.03.2013

[#3] Forum, RSR1, 16.04.2013

[#4] More than Honey a rapporté 3,3 millions, Valère Cognat, Le Temps, 18.04.2013

[#5] Cinéma suisse, Olivier Moeschler, coll. Le Savoir suisse

[#6] Procinéma, Facts & Figures, 2012

[#7] On pourrait appeler cela ratio d’efficience : la part de marché en % est divisée par le nombre de films sur ce marché (x 100)