Le jazz, une musique toujours actuelle

Numéro 39 – Septembre 2013

Voilà plus de soixante ans qu’on dit le jazz moribond, il avait alors à peine cinquante ans. Pourtant le « malade » est toujours vivant aujourd’hui ; on oserait même affirmer plus vivant que jamais. Pour la petite histoire, la préparation de l’enterrement avait commencé dès 1945 avec les commentaires du critique Hugues Panassié, patron du Hot Club de France, qui voyait dans le nouveau style appelé be-bop, créé par le grand Charlie Parker, son complice Dizzy Gillespie et leurs amis Thelonious Monk et Kenny Clarke, pour le moins une perversion des valeurs permanentes du jazz, pour le plus une trahison et un sabotage des idéaux qu’était sensé véhiculer cette musique.

Nonobstant ses grandes déclarations de principe sur la profonde originalité de la musique des anciens esclaves et sur la solidarité humaine qui le liait à elle, le pauvre homme n’avait compris ni la valeur musicale profondément révolutionnaire, ni le message de protestation contre l’Amérique raciste blanche que représentait le be-bop. Pourtant, dès ses débuts, malgré l’apparition d’usurpateurs blancs et de quelques bons musiciens d’origine juive ou italienne, le jazz manifestait majoritairement la présence créatrice des Afro-Américains qui ne faisaient que se perpétuer dans le be-bop.

Le jazz est une musique qui se prête à tous les métissages si ses valeurs essentielles – groove et art de l’improvisation – sont respectées.

La roue de l’histoire ayant quelque peu tournée, les grands créateurs du be-bop, grâce à leur génie musical, trouvèrent peu à peu leur public. Toutefois, une vingtaine d’années plus tard, l’apparition du free jazz allait provoquer une réaction de rejet identique à celle qui accueillit le be-bop parmi les amateurs de jazz. Un rejet que l’« expression bruitiste » extrême de certains musiciens pouvait expliquer en partie. Mais si l’on songe aux énormes talents des Ornette Coleman, Cecil Taylor, Eric Dolphy, Don Cherry, Albert Ayler ou Archie Shepp, inventeurs de mélodies et improvisateurs d’exception, c’est peu pardonnable chez des amateurs familiers et éclairés de cette musique : l’incompréhension bornée par l’absence de curiosité l’a disputé en l’occurrence à l’esprit conservateur le plus rétrograde.

Il est pour le moins paradoxal que dans le même temps où il s’affirmait comme un art majeur par la dimension musicale de créateurs de génie tels que Louis Armstrong, Duke Ellington, Art Tatum, Coleman Hawkins et Lester Young, le jazz perdait une bonne part de son statut ambigu de musique d’entertainment, balisée pour la danse des classes moyennes blanches, et était déclaré, par une partie du grand public, décadent, en perdition, voire moribond.

À la désaffection raciste méprisante des Américains blancs dont le plus grand nombre ne tolérait cette musique qu’en tant que véhicule pour la danse dans les lieux de plaisir, les foires, fêtes ou carnavals, allait s’ajouter l’incompréhension d’une bonne partie du public européen pour les formes recherchées, les sonorités expressives et les harmonies éclatées ou dissonantes des musiciens modernes d’après-guerre.

Ce divorce consommé avec l’apparition du free jazz allait pourtant être contrebalancé par l’extraordinaire essor de la musique populaire afro-américaine qui, dès la seconde moitié des années 1970, s’empara du champ musical éclipsant partiellement la première vague pop rock et yéyé d’inspiration blanche. Aux Elvis, Beatles, Claude François, Sheila, Johnny succédèrent les James Brown, Ottis Redding, Aretha Franklin, Ray Charles, pures émanations d’une culture noire qui réinventa de manière triomphante le rhythm’n’blues des décades précédentes.

Une émission musicale de la TV américaine comme Soul Train joua un rôle médiatique considérable dans la diffusion de ce courant musical au sein de la population américaine aussi bien noire que blanche. Les vedettes de la soul music y apparaissaient devant un public populaire invité à participer par la danse à leurs prestations.

Quelques années plus tard, le melting pot de la soul était devenu funk, hip-hop ou afrobeat après un retour réussi en Afrique. Tout ce mouvement ne fut pas que musical. Il était et est encore porteur d’aspirations politiques libertaires face à l’oppression des pouvoirs en place. On peut dire d’une certaine façon qu’à la révolte quelque peu élitaire d’une catégorie de musiciens noirs d’avant-garde porteur d’un message de contestation quelque peu auto-destructeur du langage et des formes de jazz qui avait prévalu jusqu’alors, répondait la transformation triomphaliste du Black is beautiful de la musique populaire noire afro-américaine portée par la lutte de la population noire pour ses droits civiques.

Au cours des décennnies suivantes, par le brassage des musiciens, les frontières entre les styles sont devenues de plus en plus perméables et de nouvelles synthèses sont apparues : Miles Davis a certainement été le musicien le plus emblématique de cette évolution. Apparu dans les années 1945 comme un pur musicien be-bop disciple de Dizzy Gillespie et Charlie Parker, il est devenu le leader du mouvement cool dans les années 1950 puis d’un hard-bop des plus inventifs une décennie plus tard. Promoteur du grand John Coltrane qu’il mit sur orbite, il révolutionna le jazz, en moyenne formation[1] ou en grand orchestre en choisissant Gil Evans comme arrangeur (fin des années 1950) avant de frayer avec le free jazz dans les années 1965 avec son fameux quintet (Miles Davis, Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams) pour ensuite se tourner dès les années 1970 vers le jazz modal avec des rythmiques binaires (type jazz rock) qui le rendit universellement populaire.

Programmé au JazzOnze+ Festival Lausanne de l’année dernière, Marcus Miller, un des musiciens rencontrés par Miles Davis au cours de la dernière phase de son périple musical, crée actuellement une heureuse synthèse entre la musique noire populaire et le jazz le plus sophistiqué. Des mélodies simples faciles à mémoriser, des rythmes de base simples imprégnés de rock et de soul projettent les solistes et leurs accompagnateurs dans des improvisations échevelées où la virtuosité le dispute à l’inventivité dans un langage des plus contemporains à la complexité rythmique non dissimulée. Une heureuse synthèse où le jazz est gagnant par le recours permanent à la fonction la plus originale qui le porte depuis les origines : l’improvisation. Nulle autre musique ne l’aura porté à un tel degré de perfection.

À côté du courant soul funk, un jazz plus savant a bien sûr continué à se développer, porté par les conceptions les plus avancées de l’improvisation ouvertes par les Sonny Rollins, John Coltrane, Eric Dolphy, Bill Evans, George Russell, Lennie Tristano…

Actuellement, une nouvelle génération de musiciens à la technique virtuose, de plus armée de connaissances historiques en la matière, a émergé et est en train d’étendre la maîtrise du « jouer ensemble » à des degrés jusqu’alors inconnus. Nous pensons par exemple aux saxophonistes Steve Coleman, Joshua Redman, Dave Liebman, Greg Osby, Miguel Zenon, aux pianistes Jason Moran, Craig Taborn, aux trompettistes Christian Scott, Ambrose Akinmusire, aux batteurs Brian Blade, Eric Harland et Hamid Drake. Et la liste pourrait s’allonger de beaucoup !

Des improvisateurs issus des cultures arabes, africaines ou européennes de l’est à l’ouest se sont joints aux jazzmen ou women de souches américaines pour enrichir cette musique de leurs acquis culturels spécifiques. Citons le pianiste Tigran Hamasyan, les oudistes[2] Rabih Abou Khalil et Dhafer Youssef, également chanteur. Instruments, gammes et tournures rythmiques se sont diversifiés et complexifiés. Presque partout sur la planète, on sait de mieux en mieux improviser dans le langage du jazz.

Et ce langage est une musique qui se prête à tous les métissages si ses valeurs essentielles – groove et art de l’improvisation – sont respectées.

En termes statistiques, bien sûr qu’un concert des Rolling Stones ou de Johnny regroupera plus de public que les plus populaires musiciens de jazz. Néanmoins partout dans le monde on connaît Louis Armstrong, Duke Ellington, Miles Davis, Ray Charles, James Brown, Ella Fitz­gerald et en tout lieu, on peut toujours et encore entendre des musiciens qui pratiquent avec talent cette musique.

N’est-ce pas son plus beau titre de gloire ?

[#1] On distingue en général trois ou quatre types de formations de jazz, selon qu’on sépare ou rassemble les deux premières :

  • L’ensemble de solistes ou le soliste accompagné
  • Les petites formations
  • Les moyennes formations
  • Les grandes formations

La première catégorie regroupe, outre le solo, le duo et le trio. On peut rattacher à cette catégorie la version de Body and Soul par Thelonius Monk en 1962 chez Columbia, celle de Sarah Vaughan et Ray Brown en 1977 chez Pablo Records.

La deuxième comprend les différentes combinaisons instrumentales de 4 à 8 instruments que l’on regroupe sous le nom générique de « combo » (de combination). On peut rattacher à cette catégorie la version de Body and Soul par l’octet de Benny Carter en 1961 chez Impulse !

La troisième catégorie (moyennes formations), regroupe les ensembles de 9 à 11 musiciens.

La quatrième catégorie (grandes formations), regroupe les ensembles de 12 musiciens et plus. On peut rattacher à cette catégorie la version de Body and Soul par Louis Armstrong et l’orchestre de Russell Garcia (32 musiciens répartis entre section rythmique, cuivres et cordes) en 1957 chez Verve.

Source : L’orchestre de jazz

[#2] Luth à manche court par excellence, il a souvent été l’objet d’ouvrages de référence des musicologues musulmans de l’époque médiévale. L’oud a fait une entrée remarquable dans le jazz et la musique improvisée avec des créateurs comme Anouar Brahem, Dhafer Youssef, Roman Bunka, Chris Karrer (en), Rabih Abou-Khalil, Marcel Khalifé et Titi Robin.

Source : fr.wikipedia.org/wiki/Oud