(Mon) histoire du jazz
« Et si tu écrivais un article sur l’histoire du jazz ? » C’est ainsi que Serge Wintsch, co-Directeur du JazzOnze+ Festival Lausanne, m’a accosté en évoquant le présent numéro de CultureEnJeu. Fichtre ! Moi qui ai le sens de la chronologie d’un ver de terre, une mémoire en écumoire quand il s’agit de se rappeler les concerts auxquels j’ai assisté, moi qui ne suis qu’un petit scarabée face aux érudits qui vous citent la marque de la chemise que portait Miles Davis lors de l’enregistrement de On Green Dolphin Street le 1er mai 1958, et vous aurez compris ma douleur. Mon premier cri du cœur fut : « C’est juste pas possible ! » Puis, piqué au vif, je me suis rué sur ma bibliothèque, car en dehors d’avoir écouté du jazz depuis l’âge de 14 ans, j’en ai lu aussi, forcément. Mais quoi ? Des bio- et des bibliographies : Dizzy Gillespie, Quincy Jones, Mary Lou Williams, Aretha Franklin, Count Basie. Des livres de photos : Montreux Jazz Festival, incontournable. Et surtout des livres « sérieux », parmi lesquels ceux de Lucien Malson, grand musicologue français, qui m’a éclairé en son temps grâce à deux ouvrages publiés aux Presses Universitaires de France : Le Jazz et Les Maîtres du Jazz. Me voici lancé dans ce pari un peu fou et sur ces quelques pistes de réflexion sur le jazz, qui, je l’espère, vous inspireront.
Le jazz : une musique de passeurs et de passage
Pour moi, le jazz est l’art musical majeur de la fin du XIXe siècle à ce début du XXIe. Toutes les musiques actuelles sont issues de ces cent ans de musiques afro- ou négro-américaines, faites de musique profane, vocale et instrumentale, issues de pratiques nord-américaines certes mais qui se sont étendues au monde entier. La dizaine de courants musicaux qui se réclament de l’appellation jazz a été portée à chaque fois par des bateleurs mémorables. Qu’il s’agisse du spiritual, cette forme chorale rythmée et psalmodiée provenant des sources mêmes du jazz, qui s’est « évangélisé » à travers le gospel et sa plus grande égérie Mahalia Jackson. Que ce soient le rhythm and blues et la soul music, issus de ce même gospel, mais qui a substitué « à la musique du bon dieu celle du diable », ces « hérétiques » s’appellant Aretha Franklin, Sam Cooke, James Brown ou encore Ray Charles. Toujours avide de transmission, le jazz funky, dès les années 1950, reprendra la conviction rythmique du spiritual. Que dire encore d’un autre courant originel, le ragtime. Le piano y est l’instrument-clé, avec des passeurs comme Scott Joplin, James Scott, Jelly Roll Morton ; glorifié à New York, le ragtime se « jazzifiera » avec des musiciens tels que Eubie Blake, James P. Johnson, Willie The Lion Smith, Fats Waller, Joe Turner. Comment ne pas évoquer ce genre omniscient et omniprésent qu’est le blues, autre émanation du label jazz, profane celui-ci, dont l’égérie est Bessie Smith ; mais l’influence du blues ira au-delà du cadre des douze mesures réglementaires puisqu’on parlera d’atmosphère bluesy (triste) chère à Billie Holiday. Que dire aussi de cet autre exemple de mixité et de passage, puisque joué indifféremment par les Noirs, les Créoles et les Blancs, qui est le style New Orleans. Comment ne pas saluer aussi, dès 1935, le courant mainstream, appelé aussi middle jazz ou jazz classique, qui est le socle mythique de l’ère swing des big bands, ces machines de guerre à la carrure d’acier qui font aussi la part belle aux improvisations du soliste-roi. Impossible de contourner la révolution jazz du be-bop dès le début des années 1940, certains jazzmen ressentant l’irrépressible envie d’aller ailleurs, d’aller au-delà des frontières, en privilégiant l’inventivité, la dépense physique et l’exploit technique. En contre-point, va naître du côté de la Californie une nécessité de repos, un esprit de fraîcheur : ce sera le cool jazz. Presque au même moment, à New York, on observe comme un renouveau dans la vigueur : c’est l’avènement du hard bop, du bop dur, qui remet à l’honneur un style musclé, « punchy », volubile. Que dire encore du free jazz dès la fin des années 1950, où certains artistes « font le mur » et poussent à l’extrême l’expression de l’émotion dans une frénésie de liberté ; on casse le rythme et les harmonies. Autre avatar du jazz, le jazz-rock, dès la fin des années 1960, flirte avec la variété pop ; le rythme devient rigoureusement binaire. Et enfin, héritiers des passeurs du jazz et des origines, les rappeurs, dès les années 1990, se réapproprient les mots, l’injustice, la nouvelle ségrégation, les inégalités sociales, sur des rythmes hip-hop et rap. Ils s’appellent Snoop Dog, Jay-Z, Usher, LL Cool J, Prince CharlesZ, adoubés par le producteur Quincy Jones, l’un des maîtres du « libre-passage » du jazz.
Les musiciens fondamentaux
Après ce rapide portrait des mouvements du jazz, pourquoi ne pas tenter une liste de musiciens dits incontournables, censés réunir un vaste consensus ? Vous savez, quand un copain adepte de la musique baroque et du clavecin vous dit : « J’y connais rien au jazz, alors initie-moi ! Faut que j’écoute qui ? » Vous pensez fortement que ce type de challenge équivaut à gravir l’Anapurna en talons aiguilles, mais vous vous lancez quand même :
King Oliver (1881-1938)
cornettiste, chef d’orchestre et compositeur. Natif de La Nouvelle Orléans, c’est un personnage essentiel de l’histoire du jazz, le premier à avoir transcrit sur le papier l’héritage oral du blues et des mélodies néo-orléanaises. Il a structuré l’improvisation collective. Auteur de nombreux enregistrements et compositeur de grands standards, c’est un vrai meneur, car tous les trompettistes de l’époque ont été influencés par lui.
Louis Armstrong (1901-1971)
dit « Pops » ou « Satchmo » : premier véritable soliste de jazz. À la trompette, il a une sonorité incomparable. C’est aussi un immense chanteur générateur de swing, qui transcende n’importe quelle chanson en authentiques œuvres de jazz (C’est si bon, La vie en rose, Hello Dolly). Il a influencé tous les musiciens de jazz. C’est lui qui donne au jazz, le premier, ses lettres de noblesse.
Sidney Bechet (1897-1959)[1]
clarinettiste et sax soprano. Son talent de meneur de jeu néo-orléanais l’incite à dominer rapidement ses partenaires et à abandonner l’improvisation collective. En France, il flirte avec les juke-boxes grâce à des tubes comme Les oignons, Petite fleur, Dans les rues d’Antibes. Au soprano, le son est puissant, le souffle lyrique, chaleureux, pulpeux. Certains aiment son large vibrato. Moi pas. Mais Bechet n’était pas aussi sectaire que certains l’ont fait croire. Écoutez le morceau enregistré à Paris en 1957 (BMG Vogue) I Don’t Mean A Thing avec Martial Solal au piano, Kenny Clarke à la batterie et Pierre Michelot à la basse, et vous comprendrez qu’il aimait le bop et qu’il pouvait en jouer.
Duke Ellington (1899-1974)
pianiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre. Le plus important des créateurs de jazz. Son génie s’exprime par le biais du grand orchestre. Tout en respectant la trame du blues, Duke sublime l’orchestration, les alliages sonores et le swing. Ses solos de piano sont très personnels et reconnaissables entre tous. Fidèle à la grande tradition musicale négro-américaine, il est le véritable créateur de l’esthétique du grand orchestre et « réussit à plaire à tous les peuples du monde en racontant l’histoire de son propre peuple. » (cf. L’Encyclopédie du Jazz)
Lester Young (1909-1959)
saxophoniste ténor, clarinettiste, compositeur, surnommé « Prez ». Son style tranche avec les ténors des années 1930. Le son est détimbré et le vibrato discret : une révolution dans la pratique du ténor. Père du jazz des années 1950, inspirateur du style cool, il insuffle une nouvelle pulsion rythmique. Chez lui, pas de frénésie, pas de transe, mais une maîtrise de la décontraction. Son influence sur les saxophonistes modernes est immense.
Charlie Parker (1920-1955)
saxophoniste alto et compositeur. Il règne en suprématie sur son instrument. C’est le plus grand soliste du sax alto et le plus grand improvisateur de l’histoire du jazz. Ses solos brillent par une puissance virile peu commune, une pureté dans les éléments mélodiques et expressifs du blues. Homme de jazz marginal, artiste respecté, adulé mais maudit en même temps par ses frasques de vie, il est entré dans la légende du bop avant sa mort.
Thelonious Monk (1917-1982)
pianiste, chef d’orchestre, compositeur. Personnage insolite, sans compromission et à l’inspiration sans limite, il pousse l’art de la dissonance jusqu’à l’imposer comme un nouveau classicisme dans le jazz. Malgré un fort enracinement dans le passé et dans le blues, Monk plonge dans le futur, dans une sorte de post avant-garde. Dans le monde du jazz, c’est un cas unique, car il a finalement peu d’héritiers qui jouent comme lui.
John Coltrane (1926-1967)
saxophoniste ténor et soprano, compositeur. Figure emblématique du jazz moderne, Trane est le plus important musicien de l’après bop qui aura une influence capitale sur l’évolution du jazz. Il fait de la quête spirituelle son mode d’existence : « Au cours de l’année 1957, j’ai fait l’expérience, grâce à Dieu, d’un éveil spirituel qui m’a mené à une vie plus riche, plus remplie, plus productive. À cette époque, j’ai humblement demandé que me soient donnés les moyens et le privilège de rendre les gens heureux à travers la musique. » Évoquant son inlassable travail musical, les spécialistes parleront d’une quête « obsessionnelle du plein ».
Et Miles Davis !
Miles Davis (1926-1991)
trompettiste de génie. Pour beaucoup, c’est LE musicien-phare qui a dominé durant quarante ans la musique noire-américaine et qui n’a cessé de poser de nouveaux jalons capitaux dans l’histoire du jazz. Un passeur hors norme. Voici quelques repères. Miles n’a pas 20 ans quand il joue avec le quintet bop de Charlie Parker, son idole. À 22 ans, il enregistre Boplicity et Moon Dreams, deux morceaux propulseurs du jazz cool. S’ensuivra l’album Birth of the Cool, en 1957, « plus grand disque de jazz du monde ». En 1955, son nouveau et exceptionnel quintet avec John Coltrane au sax, Philly Jo Jones à la batterie, Paul Chambers à la basse et Red Garland au piano ouvrira l’ère post-Parkérienne, fondatrice du hard bop. Partenaire fusionnel de Gil Evans, meilleur arrangeur et orchestrateur du jazz moderne, Miles grave les chefs d’œuvre que sont Miles Ahead en 1957, Porgy & Bess en 1958 et Sketches of Spain en 1959. Toujours en alerte, et alors que le free et le rock connaissent une forte audience, Miles s’entoure de jeunes musiciens (Herbie Hancock, Ron Carter, Joe Zawinul, John McLaughlin, Tony Williams, Wayne Shorter, Chick Corea) et enregistrent In a Silent Way (1969) et Bitches Brew (1970). Davis cultive les distorsions, les phrases courtes et aérées, les trilles violents et les lignes rapides. Qu’il se frotte aux rythmes Caraïbes ou binaires avec des albums comme The Man With The Horn, We Want Miles, Star People, ou Tutu, Miles invente, innove, malaxe, pétrit cette pâte jazz, jusqu’à son dernier souffle le 28 septembre 1991. Pourquoi Miles a-t-il une place à part dans mon panthéon ? Il a réussi à fédérer des sensibilités jazz jusque dans ma propre famille : mon père à qui je dédie ce texte et à qui je dois ma passion du jazz. Architecte professionnel et saxophoniste baryton amateur, mon père, né aussi en 1926, a aimé le Miles des années cool et l’ère Gil Evans ; il fut largué par le Miles des années 1980, trop binaire. Mais, ô signe prémonitoire d’une réconciliation de dernière minute, mon père assiste à l’ultime concert de Miles au Montreux Jazz Festival en 1991, quand le Maître accepte in extremis de rejouer la musique de Gil Evans. À l’opposé, un « frère » sénégalais de 31 ans, qui vient en Europe pour la première fois, veut se mettre au jazz. Son trip musical, c’est le rap du Sénégal, troisième pays producteur du genre après les USA et la France. Par où commencer cette initiation ? Je tente quelques trucs. Et je lui fais écouter Miles Davis : Amandla et Doo Bop. Et ça passe, il « croche » ; cette musique le touche. J’ai trouvé la porte d’entrée ! Grâce à un Miles fédérateur de toutes les générations. Cela méritait bien un coup de chapeau.
Et l’Afrique dans tout ça ?
Une des polémiques qui secouent le petit monde du jazz depuis toujours est de savoir quelle est la place de l’Afrique. Le Cully Festival 2013 va jusqu’à proclamer que « le Mali est le berceau du jazz ». La journée internationale du jazz, célébrée le 30 avril dernier, a donné lieu à Dakar à une conférence intitulée Pionnière des musiques afro-américaines, le jazz, un pont entre l’Afrique et sa diaspora ; établir les racines africaines du jazz. Avec force déclarations du style : « De l’enfer des lugubres cellules de la maison des esclaves de Gorée au chaotique voyage sans retour, les esclaves ont été déportés de force hors de leur terre natale mais ils ont su garder intacte leur fibre africaine à travers la musique. Moyen de connexion spirituel avec la terre mère, le jazz encore appelé péjorativement « musique d’esclave » a quitté les plantations pour gagner les cercles les plus huppés au début du XXe siècle. » Ou encore : « Les rythmes et les mélodies africaines constituent la sève nourricière du Jazz. »
Il n’y a pas de compréhension du jazz d’aujourd’hui sans curiosité, sans un éveil permanent.
Certains ne partagent pas cet avis, le journaliste René Langel[2] en tête. Au terme d’une enquête approfondie, Langel démontre que l’héritage africain du jazz est un véritable « non-sens ». On se serait trompé. Selon lui, une telle vision est historiquement, culturellement et musicalement dénuée de fondement : seules des considérations d’ordre éthique, idéologique et politique, en partie induites par la culpabilité des Blancs et la honte ou la rage des Noirs vis-à-vis de l’esclavage, auraient amené à rejeter le berceau du jazz loin des frontières du Sud profond (la Louisiane), et à falsifier les faits de manière à étayer son origine africaine. Langel parle d’un « mythe africain entretenu par les exégètes du jazz ». Il démonte le lien génétique avec une terre qui demeure maternelle, certes, mais qui n’est plus nourricière. Sa thèse consiste à dire que l’asservissement de milliers d’Africains déportés a entièrement détruit leurs repères, leurs cultures d’origine, leurs souvenirs, et que le jazz est né justement de cette « déculturation forcée » et de ce « déracinement » dont le berceau est le sol américain. À vous de vous faire une opinion…
Le combat sans fin entre « anciens » et « modernes »
Dernier sujet de réflexion qui secoue aussi le « landerneau » du jazz : jusqu’où le jazz reste-t-il « pur » et à partir de quand devient-il « impur » ? Combien de fois ai-je entendu : « c’est pas du jazz ! ». En langage brechtien, c’est le combat entre les Horaces et les Curiaces, entre ceux qui se prétendent libres d’esprit et les vieux ronchons, entre les sectaires et les libertaires. Un combat qui ne s’achèvera que lorsque tous ces grands esprits seront morts. Je répète souvent à quelques potes « jazzeux » qu’on est tous le sectaire de quelqu’un. On peut regretter qu’un passionné de jazz se soit « arrêté » à Louis Armstrong, qu’il ait complètement raté le tournant du be-bop. Ou qu’il proclame qu’une clarinette sans vibrato, « c’est pas du jazz » ! Les fans de jazz se figent toujours dans leurs choix à un moment donné, comme la graisse de canard dans le frigo. On ne bouge plus ! Alors, que faire ? Abdiquer ? Faire des enfants ? Se retirer au Locle ? Vivre reclus dans « son » jazz ? Car pendant ce temps-là, le jazz continue d’avancer, de se renouveler, d’influer sur d’autres mouvements. Toujours avec cet esprit de passeurs et de passage. Il n’y a pas de compréhension du jazz d’aujourd’hui sans curiosité, sans un éveil permanent. Sans ouverture, le fan de jazz s’assèche et pense que le jazz s’assèche avec lui. Pour aimer le jazz « pur » et pour y retourner à sa guise, il faut écouter autre chose. S’ouvrir les tympans. Je prétends qu’il y a du bon rap, du bon hip hop, du bon funk, de la bonne soul, puisque le jazz y est omniprésent. Revenons aux sources d’accord mais éclatons-nous d’abord !
[#1] Selon les sources, l’année de naissance de Sidney Bechet est 1891 ou 1897.
[#2] René Langel, Le Jazz, orphelin de l’Afrique, Éditions L’âge d’Homme