On ne peut avoir un journalisme de qualité sans le respect des droits d’auteur

Numéro 39 – Septembre 2013

Les droits d’auteur méritent une meilleure protection à l’heure de l’information numérique. Dans un contexte européen en pleine mutation, les choses bougent également en Suisse où la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a créé en 2012 un groupe de travail, l’AGUR12[1], chargé d’examiner le droit d’auteur en vigueur sous l’angle des téléchargements illégaux et des rémunérations des sociétés de gestion. De leur côté les journalistes ne restent pas les bras croisés, conscients de l’importance croissante que le débat revêt pour leur profession. Lors de leurs congrès tenus en mars 2012 et 2013 à Neuchâtel et Fribourg, les délégués d’impressum, plus grande organisation professionnelle de journalistes et de photographes de presse de Suisse, ont voté deux résolutions successives sur les droits d’auteur. Elles demandent notamment l’inscription dans la loi d’une rémunération équitable pour la cession des droits d’auteur ainsi qu’une meilleure application du droit d’auteur au quotidien.

Dominique Diserens, vous êtes secrétaire centrale à impressum, l’une des meilleures spécialistes des droits d’auteur. Dites-nous pourquoi, quand on évoque la question des droits d’auteur, on pense d’abord aux chanteurs, aux écrivains ou réalisateurs de films, mais pas aux journalistes et aux photographes de presse.
Les droits d’auteur ont toujours été importants pour les journalistes. Dans leur quotidien, ceux-ci ne font que créer des œuvres au sens du droit d’auteur par leurs articles et publications, sans parler des livres. La question est particulièrement pertinente pour les journalistes libres : la règle selon les conventions collectives en Suisse était que l’auteur cède le droit d’utiliser son article pour une seule parution et se réserve les droits pour toutes les autres parutions. C’est avec cela qu’il faisait son argent, pouvait vivre et avoir des compléments de revenus.

On a l’impression d’assister actuellement à une accélération historique des enjeux en matière de droits d’auteur pour les gens des médias. Est-ce dû à l’irruption sur la scène des médias numériques ?
Ce qui a changé, c’est qu’il y a de plus en plus d’éditeurs globaux qui acquièrent tous les droits, sans rémunération supplémentaire par rapport à la règle de la cession du droit pour une seule parution. Il est donc clair que l’ampleur du problème aujourd’hui est clairement liée à internet où les utilisations sur la toile sont sauvages, libres et gratuites. Le problème est plus grave en Suisse alémanique où il n’y a pas de CCT[2] pour les journalistes.

« La règle en suisse était que l’auteur cède le droit d’utiliser son article pour une seule parution et se réserve les droits pour toutes les autres parutions. c’est avec cela qu’il faisait son argent, pouvait vivre et avoir des compléments de revenus. » (Dominique Diserens)

On y applique la règle du buy-out[3] où les droits sont offerts et non pas vendus. Cette pratique menace d’extinction les journalistes professionnels libres qui sont toujours plus nombreux du fait des licenciements dans les entreprises de médias et sont tentés de changer de métier du fait de l’absence de perspectives. Elle est aussi une menace pour la démocratie car les « libres » sont un pilier de l’information indépendante. On ne peut avoir un journalisme de qualité sans le respect des droits d’auteur. Il est donc fondamental de trouver des correctifs pour les droits d’auteur.

À côté des libres, les photographes semblent particulièrement concernés, même s’ils sont salariés. Le pillage sur Google images n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Pour les employés, de plus en plus la règle existe par contrat que les droits passent à l’employeur dans les limites des buts du contrat. Par exemple le groupe Tamedia pratique la cession globale de tous les droits par les employés. Il existe des différences selon les éditeurs mais en gros cette pratique est la même partout. Le problème se pose plus pour les libres qui se voient faucher leurs droits d’auteur par les grandes maisons d’édition.

Dès lors, que faire pour améliorer la situation des libres ?
La première chose à faire est du lobbying. Impressum a eu des contacts avec des parlementaires. Un postulat a été déposé par le conseiller aux États vaudois Luc Recordon demandant la garantie de conditions équitables de cession des droits des journalistes auteurs. Ce postulat rappelle aussi l’incessibilité des droits moraux comme le droit de modification ainsi qu’une autorisation et un paiement préalables avant toute numérisation d’une œuvre journalistique. C’est la première fois qu’un parlementaire demande de se pencher sur les conditions de rémunération équitable des journalistes.

Dans ce débat, qui est aussi mondial, la Suis­se est-elle en avance ou un retard ?
Disons qu’elle n’est pas en avance, car il existe des législations européennes – c’est le cas de l’Allemagne – qui reconnaissent déjà un droit à une rémunération équitable pour chaque cession de droits d’auteur. Cela entrave le buy-out, tout vendre à un seul prix. Ce qui est important, c’est que les gens puissent vivre de leur métier. Or, encore une fois, la cession globale de leurs droits par les libres empêche ces derniers de pouvoir vivre correctement. Le problème existe aussi dans d’autres domaines de création. Les auteurs de livre, par exemple, se retrouvent face à des éditeurs qui exigent une cession globale. Les journalistes ne sont donc pas les seuls concernés mais ils ont le mérite d’avoir commencé la discussion. Notre organisation a la chance d’être représentée au sein de l’organisation faîtière Suisse Culture. Un groupe de travail a été mis sur pied par la Confédération sur la question des droits d’auteur et d’internet, il devrait rendre en principe un rapport à la fin de cette année. De plus en plus d’éditeurs demandent aux journalistes des cessions globales du fait des nouvelles technologies sur internet. On a présenté pour tous les auteurs une solution visant à ancrer dans la loi un droit de rémunération équitable pour chaque cession des droits. Il y a des oppositions du côté de l’association nationale fédérant les utilisateurs de droits d’auteur mais les éditeurs de presse écrite nous ont signalé leur intérêt pour discuter d’une solution consensuelle. On aurait donc une chance de trouver une solution de compromis.

Vous êtes donc assez optimiste. La solution est-elle proche ?
Je pense que l’on pourrait parvenir assez rapidement à un consensus pour les journalistes libres. En Suisse romande, on a négocié il y a deux ans une CCT avec des rémunérations supplémentaires pour les droits multimédias et l’utilisation d’articles ou de photos au sein des titres en synergie d’un même groupe. La discussion est aussi ouverte au niveau international : la Fédération européenne des journalistes a déposé une pétition sur des contrats léonins en matière de droits d’auteur. Pour revenir à votre question précédente, si la Suisse n’est pas en avance, on peut affirmer aussi qu’elle n’est pas en retard. Elle est dans la tendance. Pour notre organisation, il s’agit de l’un des deux dossiers en cours les plus importants avec les conventions collectives de travail à renégocier.

Le plagiat est-il aussi un enjeu dans cette migration de l’information vers le tout-numérique ?
Avec internet, les risques s’accroissent, en effet. Le postulat Recordon fait allusion aussi au plagiat. Au sein du groupe de travail de la Confédération, on s’est mis d’accord en tout cas sur la sensibilisation aux enjeux du droit d’auteur.

Dans la prise de conscience qui s’opère à propos des problèmes liés aux droits d’auteur, un pays peut-il être cité en exemple ?
Sur la question de la rémunération équitable, l’Allemagne, je l’ai dit, l’Italie et la France ont une solution législative. La Suisse n’en a pas, mais nous la demandons. La tendance est de rendre responsables les providers[4]. Le but est de rendre plus effectif le droit d’auteur sur internet, mais sans aller jusqu’à sanctionner les consommateurs.

On s’achemine donc vers un changement de la loi en Suisse.
Des groupes d’intérêt demandent des changements législatifs. AGUR est à la moitié de son travail. Un rapport va être préparé, on essaiera d’obtenir le maximum de consensus d’ici la fin de l’année. Pour les journalistes, l’enjeu reste clairement le droit à la rémunération équitable et le contrôle sur ses œuvres par le photographe.

La difficulté est que le boom des médias numériques rend plus difficile la surveillance.
C’est l’enjeu du groupe de travail. Un autre enjeu de la révision du droit d’auteur est la prise en compte des services d’agrégation de news. Les éditeurs ont proposé de nouvelles idées dans le cadre de l’AGUR. Nous sommes également concernés car l’accord ne peut pas se faire uniquement entre l’éditeur et Google, il doit aussi inclure les journalistes. En France, on est arrivé à un compromis, 60 millions à titre de versement unique sur trois ans, versés par Google aux éditeurs. En Suisse, on n’en est pas encore là.

C’est mieux que rien, pourtant. Vous parliez tout à l’heure de la perte de contrôle sur ses œuvres par le photographe. Chaque fois qu’il propose un reportage à un magazine ou un journal, un jeune auteur doit-il signer une telle restriction à ses droits ? Que fait un reporter photographe qui ramène un reportage photo après avoir pris des risques en Amazonie ?
Dans la pratique, les photos sont payées en général mais il n’est pas rare qu’il obtienne 250 francs pour tout usage après un travail de trois jours. En l’occurrence, c’est le régime de la CCT qui s’applique. En Suisse allemande, parce qu’il n’y a pas de CCT, la situation est plus grave qu’en Suisse romande où le problème est la non-application de la CCT. La jurisprudence est souvent aussi problématique car les photos de presse doivent être originales pour obtenir le label « protégé ». Nous demandons une nouvelle protection pour toutes les images, originales ou pas.

Originales ?
Oui, quand une image montre le chanteur Bob Marley balançant sa chevelure de tous les côtés, un tribunal la juge artistique. La photo est donc protégée. Mais quand Christoph Meili, le whistleblower suisse de l’affaire UBS, transporte une pile de classeurs fédéraux, la photo n’est plus reconnue comme protégée. Pourtant c’est une belle photo. Un autre cas est Hayek qui salue à une fenêtre, la photo a été reconnue protégée. Une autre, où on le voit avec toute sa famille, ne l’est pas. Notre but est de faire disparaître cette distinction basée sur la subjectivité du juge, appliquant le critère de l’individualité ; nous avons demandé une protection de toutes les images. CHC

[#1] AGUR12 – Groupe de travail sur le droit d’auteur 2012
[#2] CCT – Convention collective de travail
[#3] buy-out – rachat
[#4] providers – fournisseurs d’information