À Zurich, le peuple soigne sa culture

Numéro 4 – Décembre 2004

Zurich s’est posé tôt le problème du financement de sa culture, et notamment de la péréquation de ce financement. Car il est évident à la lecture des programmes culturels que d’une part la ville, qui avec sa banlieue immédiate compte entre 500’000 et 800’000 habitants, selon comment on compte, et avec l’agglomération dépasse le million, offre une activité culturelle sans commune mesure avec celle de villes plus petites (seule exception : Winterthour, où la richesse des manifestations par rapport à la population est étonnante). Et le problème du financement de la culture est un sujet qui a – littéralement – soulevé les foules plus d’une fois.

Rappelons que depuis les années 1920, la jeunesse zurichoise s’est soulevée périodiquement pour réclamer une Maison des jeunes, qui n’était pas vue comme un simple lieu de rencontre, mais comme un lieu de culture où ceux qui ne pouvaient pas se payer les grandes maisons aux billets hors de prix trouveraient une offre à leur mesure et où on pourrait explorer des voies nouvelles. Le dernier de ces soulèvements, qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre les solutions adoptées par la suite, a eu lieu en 1980.

Il s’agissait de rénover l’Opéra – 27 millions de francs. Les laissés-pour-compte de la culture (toutes générations confondues) ont d’abord manifesté poliment, puis réclamé à haute voix, et enfin occupé la rue. Les manifestations publiques ont fini par rassembler des dizaines de milliers de personnes. Leur mot d’ordre : « Nous sommes les cadavres culturels de cette ville ». Ce qui choquait, c’était qu’on allait dépenser 27 millions pour l’Opéra, spectacle élitiste – en tout cas dans ce théâtre-là – alors qu’on déniait aux jeunes un lieu où développer leur culture propre en invoquant le budget, comme on l’avait déjà dénié aux trentenaires qui se souvenaient encore bien de 1968, et à leurs parents.

En considérant la culture au sens large, en y incluant les bibliothèques, les musées, et quelques institutions culturelles comme les Archives sociales, Zurich dépense en tout 353,6 millions de francs

En dépit de la répression féroce de cette Bewegig (mouvement) qui s’est amplifiée pendant plusieurs mois, les autorités communale et cantonale ont, cette fois, réfléchi sérieusement au problème. Il en est résulté la Rote Fabrik, usine désaffectée transformée en centre culturel, facilement joignable avec les transports publics urbains même si elle n’est pas en plein centre. Et, en 1986, le souvenir de la crise a fait adopter un nouveau concept de financement, dont les principes sont basés sur la constatation que l’offre culturelle de la ville attire tout le canton et au-delà, et qu’il est par conséquent injuste que tout le poids financier repose sur le budget communal, ce qui en soi limite les possibilités.

Les méthodes de financement

Depuis 1986, donc, l’offre culturelle de la ville de Zurich est financée tant par la ville que par le canton (et dans une faible mesure par la Confédération). Les communes riches paient une somme proportionnelle à leur population et à leur budget dans un fonds culturel cantonal, qui redistribue l’argent aux communes et aux institutions.

Dans ce fonds, 17 millions ont été affectés à la culture qui se déroule en ville de Zurich. A cela s’est ajouté ce que les responsables communaux qualifient de « péréquation horizontale », de commune à commune.

Un des grands problèmes de la ville a toujours été le poids représenté par l’Opéra, longtemps communal. En 1994, il a été repris par le canton. En 1999, on adoptait par ailleurs une « péréquation horizontale » aussi dans d’autres domaines (police, social). Cela a signifié pour la culture un accroissement notable du budget, qui est actuellement de 41,5 millions. Si on ajoute à cela le financement communal d’institutions culturelles telles les bibliothèques ou les musées, la commune consacre 77,75 millions à la culture[1].

La commune redistributrice de fonds

Mais la commune de Zurich collecte bien davantage : 140 millions du canton, 15 de la Confédération. Avec les 77,75 millions dont nous parlons ci-dessus, cela représente un total d’environ 232 millions.

En considérant la culture au sens large, en y incluant les bibliothèques, les musées, et quelques institutions culturelles comme les Archives sociales, la ville dépense en tout (budget 2002, le dernier vraiment complet) 353,6 millions de francs. La différence vient des entrées et du financement privé, qui lui rapportent 121,6 millions.

L’originalité du financement, qu’on retrouve de haut en bas de l’activité culturelle, est que toutes ces sommes sont collectées par la commune et redistribuées par elle à Zurich et Winterthour (22 % de la dépense totale restant à sa charge). Et l’originalité vient s’ajouter à l’originalité si l’on pense que la méthode, les crédits, les transferts, les dépenses sont en place parce qu’ils ont été acceptés par des votations populaires. Il faut d’ailleurs remarquer que les manifestations sont souvent pleines à craquer, et qu’en dépit d’une offre étourdissante, il vaut toujours mieux retenir ses places à l’avance : cette culture qu’ils financent, les Zurichois la consomment aussi avec intensité.

Une tâche nationale

Après des décennies d’enfermement et de manifestations de rue récurrentes, Zurich a compris l’intérêt d’un financement large de la culture. Les oppositions des adeptes de l’ultralibéralisme ont contraint les partisans de ces dépenses à des campagnes intenses, qui semblent avoir, finalement, éduqué, en quelque sorte, la population, en lui faisant comprendre qu’elle avait tout à gagner, culturellement, mais aussi économiquement, d’une aide à l’offre culturelle de la ville. Plusieurs de ses institutions ont une stature nationale. L’immense Zentralbibliothek (Bibliothèque centrale), par exemple, est la seule en Suisse à avoir des dimensions de Bibliothèque nationale généraliste (celle de Berne étant centrée sur la Suisse). Le Kunsthaus est considéré dans le monde entier avec un respect qui lui vaut le passage d’expositions prestigieuses. Le Schauspielhaus présente souvent des spectacles uniques dans notre pays, et seul le fait que nous apprenons mal l’allemand nous empêche de les apprécier – il nous est ouvert, et les germanophones y viennent de partout. Mais même des institutions plus petites ont souvent un intérêt qui dépasse la commune et le canton. La dernière en date est la Maison Dada, qui vient d’ouvrir et dont la ville paie le loyer jusqu’à fin 2008 pour l’aider à se lancer.

Par ailleurs, les Zurichois viennent d’accepter un accroissement des crédits au cinéma, en dépit des résistances de certains milieux ; les électrices et les électeurs ont compris que dans cette branche aussi, si la production est communale et cantonale, le rayonnement, lui, est national, et même international : un cinéma zurichois de qualité est un des meilleurs ambassadeurs possibles d’une Zurich qui se montre ainsi ouverte sur le monde.

Quant aux responsables de ce modèle de financement, ils souhaitent plus ou moins ouvertement que d’autres cantons s’en inspirent – en facilitant le financement de la culture, cela pourrait peut-être contribuer à alléger un peu le poids malgré tout considérable qui repose sur les finances zurichoises.


[#1] Tous les chiffres proviennent de la publication Leitbild der städtischen Kulturforderung 2003-2008, éditée par le Präsidialdepartement der Stadt Zürich; ce rapport est gratuit et peut être obtenu auprès de Präsidialdepartement, Stadthaus, 8001 Zurich. Les derniers chiffres complets sont ceux de 2002, et c’est sur ceux-là que se base le rapport.