Édito n°4, décembre 2004 – Quand j’entends le mot culture, je sors le mot élite

Numéro 4 – Décembre 2004

Par Frédéric Gonseth et Marco Polli

On sait que l’actuel Office fédéral de la culture a un mandat très limité avec des moyens en rapport. À part les musées, la seule tâche nationale qui lui est dévolue est le cinéma. N’y aurait-il pas lieu de repenser cette institution dans une perspective plus large : la création d’un véritable Ministère de la culture ? C’est notre thèse. Et si on se prenait à rêver ?

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Illustration © 2004, Bruno Racalbuto

Nous avons demandé à différentes personnalités du monde de la culture de se projeter dans l’avenir et de voir un peu plus grand. Ce sont leurs réponses que nous vous proposons dans ce numéro.

Dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé, Pascal Couchepin fait entre autres remarquer que le Ministère de la culture n’a pas survécu à la brève République helvétique de 1798. Mais le franc suisse non plus n’a pas échappé au naufrage. Il lui a même fallu septante ans, jusqu’en 1874, pour refaire surface en monnaie fédérale. Quelle vaine utopie que ce franc suisse ! Presque aussi vaine que celle qui viserait à faire passer la création cinématographique pour un art vivant dans la bonne ville de Lausanne.

On retiendra de ces échanges que pour nos édiles, la culture vivante ne fait que très marginalement partie du domaine public : « C’est donc un monde élitaire qui s’adresse à un monde élitaire », déclare d’ailleurs le chef du Département fédéral de l’intérieur. Que tout le monde ne participe pas à part égale à la culture, on le savait. Dans toute société, la création est parfois en avance, souvent en rupture avec le sens commun. De là à fustiger un prétendu élitisme des artistes, il y a un abîme. L’élitisme, ce n’est pas cela : c’est une volonté d’exclure, ce qui n’est certainement pas le fait des créateurs. On ne peut d’ailleurs ignorer si cavalièrement l’extraordinaire diversité de la culture de notre pays. Ni nier le rôle moteur des avant-gardes, des rêveurs, qui ont la faculté d’anticiper, de faire avancer une société. Qui comprenait les Impressionnistes il y a un siècle et quelque ?

Il est vrai que tout le monde n’est pas également touché par l’art. Nous partageons avec Pascal Couchepin la préoccupation de faire accéder de nouvelles couches de la population à la culture. Pour une démocratie, c’est une tâche primordiale. Car l’ignorance alimente aussi le populisme, et c’est avec beaucoup d’inquiétude que nous assistons à sa montée, à la résurgence de pratiques et d’idées que nous espérions bannies à jamais. Dans ce contexte, la caricature d’artistes ne vivant que dans leur pré carré est doublement malvenue : en les désignant presque comme « ennemis du peuple » et en dévalorisant la nécessité de promouvoir une culture riche et complexe. Autrefois, cette tâche était le fait du prince. En démocratie, la volonté commune passe par l’État. On ne peut pas en même temps proclamer le « moins d’État », assécher les budgets publics, affaiblir toutes les institutions de la démocratie – école, justice, santé – et se plaindre de l’exclusion de laissés-pour-compte de tout : du travail, de la santé, de la culture. Nous plaidons pour un Ministère de la culture qui ne se substitue pas aux initiatives locales, mais qui catalyse les forces, donne envie et de l’ampleur, fait valoir que la culture est aussi essentielle que l’économie. À cette différence près que la culture peut encore moins être régulée par la seule loi du marché.

Heureusement, deux îlots, Zurich et Genève (tiens, comme par hasard, deux des centres culturels les plus actifs de Suisse) continuent à croire au rôle de la collectivité publique dans l’émulation culturelle, plus qu’à la baguette magique des supermarchés. C’est sans doute que dans ces deux villes le peuple s’égare majoritairement dans un comportement... élitaire.