Fribourg déserté par la Loterie Romande ?

Numéro 4 – Décembre 2004

Paradis du jeu, Fribourg concentre sur son territoire 20 % des machines à sous du pays. Enfer de la Loterie Romande, ce canton ne redistribue à l’utilité publique – et donc à la culture – qu’un bénéfice bien maigre en regard de ses voisins romands. Et l’écart pourrait encore se creuser avec la révision en cours de la loi fribourgeoise sur les appareils et les salons de jeux. Au risque de remettre en cause le principe de solidarité intercantonale qui régit la redistribution des bénéfices de la Loterie Romande. A la mi-décembre, le Grand conseil tranchera : en jeu, la libéralisation accrue d’un marché déjà saturé, tenu par des intérêts privés qui versent un million par an aux finances publiques, contre les 14,5 millions redistribués par la Loterie Romande, qui risquent une baisse de 1,5 million. Pour inverser la vapeur, jusqu’ici à l’avantage des premiers, les milieux de la culture en appellent à l’opinion publique.

Depuis sa création, en 1937, la Loterie Romande redistribue ses bénéfices à des institutions d’utilité publique et règne sur le monde du jeu dans tous les cantons francophones d’Helvétie. Tous ? Non. Un canton peuplé d’irréductibles joueurs résiste encore et toujours avec plus de 1600 machines à sous dans ses cafés, hôtels, restaurants et salons de jeux. Seul canton romand à autoriser ces appareils hors des casinos, Fribourg recense ainsi la plus forte densité de bandits manchots de Suisse romande. Cette politique libérale s’expliquerait-elle par la présence de deux exploitants de machines à sous, Escor et Proms, qui emploient 200 personnes et paient chaque année un million de francs d’impôt aux caisses du canton ? On n’en doute pas.

Le 1er avril 2000, l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fédérale sur les maisons de jeu semblait pourtant sonner le glas de l’« exception fribourgeoise » en refoulant les machines à sous dans l’ombre des casinos. Mais les exploitants bénéficient d’un sursis jusqu’au 31 mars 2005. Ces entreprises en profitent alors pour développer de nouveaux types de machines à sous dites d’adresse, qui doivent être homologuées par la Commission fédérale des maisons de jeu, mais dont l’autorisation d’exploitation relève des cantons.

La future révision de la loi fribourgeoise sur les appareils et les salons de jeux porte sur cette autorisation, car la législation parle de « machines à sous » sans préciser si les gains dépendent du hasard ou de l’adresse du joueur. Selon Félicien Morel, président de la Commission cantonale fribourgeoise de la Loterie Romande, l’inquiétude gagne alors le camp des exploitants de machines à sous, qui montent au créneau pour défendre leurs intérêts : « Ils ont réalisé que l’adresse nécessaire pour gagner rendait leurs nouvelles machines moins attractives. Grâce à un lobby assez efficace, ils ont réussi à influencer la procédure de consultation et surtout les travaux de la commission du Grand Conseil. Il y a eu toutes sortes de propositions, qui allaient toutes dans le sens d’une plus grande libéralisation. Et il ne s’agissait plus uniquement d’autoriser les machines à sous d’adresse. »

Au Grand Conseil

Examiné lors de la session de novembre du Grand Conseil, le projet de loi présente en effet une série de mesures visant à doper l’attractivité des machines à sous d’adresse. Alors que la loi en vigueur prévoit l’installation de deux automates par salon de jeux, la commission parlementaire en propose dix, souhaite augmenter la mise maximale de 2 à 5 francs et faire sauter le plafond de 50 francs pour offrir des gains illimités. En dépit d’un compromis suggéré par le Conseil d’État, ces dispositions ont été acceptées en première lecture par 64 voix contre 56 et 3 abstentions pour la première – par 56 voix contre 55 et une abstention pour la seconde (mise et gain maximum). Champion du libéralisme sur le marché du jeu, Fribourg honore sa tradition et se surpasse. Seule la clause du besoin échappe à l’hécatombe. Ce qui n’a rien d’un miracle, comme l’explique Félicien Morel : « La clause du besoin prévoit qu’on peut ouvrir un salon de jeux dans une commune de plus de 3000 habitants et accorder une patente supplémentaire par tranches de 2000 habitants. Le Grand Conseil l’a maintenue par 57 voix contre 50 et 5 abstentions, mais pas forcément par souci du bien public. Il faut savoir que les exploitants de salons de jeux ne voulaient pas qu’elle soit supprimée parce qu’ils détiennent le monopole... »

Cela dit, le vote est chaque fois très serré, ce qui permet d’espérer un revirement au cours de la prochaine session, pense le président de l’organe de répartition fribourgeois de la Loterie Romande : « Il faudra essayer d’inverser ces majorités au Grand Conseil en décembre, mais la partie sera rude face à un lobby très organisé qui joue la carte des places de travail en prétendant que les fabricants de machines devront débaucher si on ne libéralise pas davantage. Mais ils se gardent bien de dire qu’ils vont continuer à exploiter des machines à sous dans les onze cantons suisses qui les autorisent. Ce n’est donc pas le statu quo à Fribourg qui met en danger leur entreprise. » En revanche, les revenus de la Loterie Romande sont effectivement menacés.

Fribourg joue gros

Royaume des machines à sous, Fribourg oppose une forte concurrence aux jeux de loteries. En l’état, la nouvelle loi ne fait que la renforcer alors que les bénéfices de la Loterie Romande sont déjà particulièrement modestes dans le canton. En 2002, son chiffre d’affaires y dépasse à peine celui du Jura, qui compte près de 3,5 fois moins d’habitants ! Seule Genève, qui compose avec la concurrence de la Française des jeux, affiche un rapport similaire entre chiffre d’affaires et population. Et la tendance s’accentue. En 1961, les bénéfices de la Loterie Romande à Fribourg étaient pourtant comparables à ceux du Valais, mais le rapport est passé du simple au double en quarante ans avec 11,2 millions à Fribourg contre 21,6 millions en Valais. Félicien Morel a son explication : « Il faut savoir que les machines à sous ont été introduites dans le canton en 1968. Nous sommes en train d’établir une statistique annuelle qui va certainement démontrer que les tendances se sont inversées à ce moment-là. La présence massive des machines à sous dans le canton de Fribourg nous fait perdre chaque année entre 8 et 10 millions de bénéfices qui pourraient aller à l’utilité publique et notamment à la culture. »

Vilain petit canard de la Loterie Romande, Fribourg jouit pourtant de ses largesses, grâce à une double clé de répartition qui prend en compte à parts égales le revenu des jeux et la population. Au bénéfice de cette solidarité intercantonale, quelque 360 associations ont ainsi profité de la redistribution à hauteur de 14,8 millions de francs en 2003. La solidarité a toutefois ses limites. Si la révision en cours poursuit la libéralisation, prévient Félicien Morel, Fribourg risque de s’y frotter et d’y perdre des plumes : « Il y a déjà eu des velléités de remise en cause du système de répartition par rapport à la population pour ne retenir que le chiffre d’affaires. A ce jeu-là, le canton perdrait au minimum 1,5 million. Au travers de ce critère de population favorable, nous bénéficions de la solidarité romande.

Les autres cantons ont toléré jusqu’à présent nos machines à sous, mais libéraliser davantage ce marché serait une provocation. Fribourg serait aussi le seul canton romand à autoriser les machines à sous d’adresse, ce qui serait évidemment mal vu par ses voisins. » Dans les domaines de la culture, du sport, de la jeunesse et du social, nombre de projets, institutions et associations dont le financement est déjà précaire devraient alors faire face à une baisse généralisée du soutien de la Loterie Romande. La révision de la loi a d’ailleurs sonné le réveil du réseau socioculturel fribourgeois, comme en témoignent les nombreuses réactions dans le courrier des lecteurs de la presse locale, ainsi que dans CultureEnJeu.

En vain ? Non, car les jeux ne sont pas faits. Si la révision en cours s’annonce mal, le projet de loi doit encore être discuté en deuxième lecture à la mi-décembre. Sous la pression des milieux intéressés, le Grand Conseil et le Conseil d’État pourraient alors revenir sur les dispositions votées de justesse en novembre.