« I had a dream… » pour la culture

Numéro 4 – Décembre 2004

Si le débat actuel sur la finalité de la culture et l’adaptation de ses structures est certes salutaire, qu’en restera-t-il s’il se cantonne à la seule Realpolitik tant prisée en Suisse pour bricoler des compromis médiocres ? A l’instar du rêve de Martin Luther King qui galvanisa les opposants à la ségrégation en 1963, quelles visions stimulantes inspire aujourd’hui son devenir ? CultureEnJeu a demandé à trois personnalités des milieux culturels de donner libre cours à leur imagination. Yvette Jaggi, Carlo Piccardi et Jean-Luc Bideau se sont prêtés au jeu.

« Utopies constructives », par Yvette Jaggi

EnJEUpublic me demande, en toute simplicité, « une vision, rêvée mais concrète, de l’avenir de la culture en Suisse ». Mais pour « rêver concret », il faut d’abord éliminer les chimères. À commencer par celle d’un Ministère fédéral de la culture. La nouvelle Constitution l’exclut, confirmant que « la culture est du ressort des cantons ». Surtout, est-il pensable que ces derniers cèdent pareil pouvoir de proximité, à fort caractère identitaire de surcroît ? Pour preuve : quand la Confédération fait mine d’outrepasser son rôle subsidiaire, les cantons savent fort bien la mettre en échec, comme ils viennent encore de le faire avec ses velléités de fédéraliser les universités.

Mais pour ‹ rêver concret ›, il faut d’abord éliminer les chimères. À commencer par celle d’un ministère fédéral de la culture

À cette voie sans issue, je préfère un autre cheminement, plus lent certes et requérant nombre de bonnes et clairvoyantes volontés, mais plus proche de notre réalité. Ce petit pays qu’est la Suisse possède une scène artistique formidablement animée, foisonnante, imaginative, étonnante, provocatrice même par moments. Avec, en coulisses, une diversité bien particulière, celle que représente la coexistence d’une bonne quarantaine de politiques culturelles publiques, mal ou non coordonnées entre elles. Je rêve de les voir s’harmoniser, non par le haut, sous l’égide de la Confédération, mais pragmatiquement, par le bas, sur leur principal terrain d’exercice, c’est-à-dire les villes. Les plus grandes communes assument, en effet, la bonne moitié de toutes les dépenses publiques pour la culture, au bénéfice d’une population habitant le plus souvent hors de ville. Il serait donc normal que les agglomérations se constituent en « communautés culturelles urbaines », à l’instar des communautés de trafic en matière de transports publics. D’entente avec « leur » ville-centre, les communes intéressées pourraient prendre des initiatives concertées et développer ensemble des projets culturels forts. On peut imaginer une mise en réseau d’activités diverses, des collaborations à l’échelle intercommunale, des coproductions bien sûr, des tournées régionales, etc. Dépassant les systèmes de pure péréquation existant dans plusieurs cantons, le processus serait sans doute difficile à enclencher ; mais les nécessités économiques pourraient bien inciter les principales communes d’agglomération à collaborer au lieu de se retrancher dans une autonomie coûteuse et de plus en plus inadéquate, en matière culturelle en tout cas.

Il serait donc normal que les agglomérations se constituent en ‹ communautés culturelles urbaines ›, à l’instar des communautés de trafic en matière de transports publics

À cette structuration opérée autour des villes, les cantons et la Confédération devraient réagir dans un esprit de responsabilité analogue, afin de remplir efficacement les tâches qui leurs sont propres. D’où cet autre rêve : que ce réaménagement général s’effectue au nom de valeurs culturelles. Qu’entre toutes les parties s’instaure un dialogue loyal. Non pour préserver, côté autorités, telle parcelle de pouvoir. Non pour arracher plus d’avantages, côté artistes. Mais les uns et les autres assumant la position d’interlocuteurs informés et compétents, en vue de parvenir à une entente sur les principes d’une bonne politique culturelle et sur les rôles respectifs des principaux acteurs : artistes et producteurs, médiateurs et diffuseurs, pouvoirs publics et sponsors privés, tous présentement enchevêtrés dans de confus réseaux de collaborations, de partenariats et de financement – et aussi, disons-le ouvertement, de connivences et d’intérêts.

Enfin, cet espoir : celui que les partis nationaux développent une véritable pensée à propos de la culture. Il est temps qu’ils prennent conscience de son rôle dans la société, produisent des programmes pour son encouragement et ne concèdent pas à l’UDC le mérite d’être le seul parti gouvernemental à disposer d’un véritable chapitre ad hoc dans sa plate-forme idéologique.


« Fédéralisme culturel », par Carlo Piccardi

En devenant politically correct, l’utopie perd sa force réactive. Après la dernière guerre, lorsqu’il s’est agi de dépasser le credo protectionniste (qui, à certains égards, contribua à préserver notre indépendance culturelle quand le fascisme était aux frontières), l’ouverture qui amena la Suisse à se confronter aux rythmes de développement et aux problèmes du reste du monde a été fondamentale pour prendre conscience de la petitesse morale du pays et pour réagir contre son repli sur lui-même. Frisch et Dürrenmatt déclenchèrent le réveil, amplifié par les dénonciations de Ziegler, jusqu’à la rupture symbolique du Groupe d’Olten avec le conformisme de la vieille organisation culturelle. Malheureusement, cet élan n’a pas retrouvé son point d’équilibre depuis lors. Plus qu’ailleurs, cette réaction s’est orientée d’une part vers une radicalisation paradoxale nourrie par la culture de 1968 (« La Suisse n’existe pas » de l’Exposition de Séville) et de l’autre vers l’utopie d’un engagement générique (précisément politically correct) se résumant à l’intégration dans un monde universel abstrait tel que l’a dépeint Expo.02. Cette utopie de façade (un alibi sans rapport avec la sensibilité de la population) a tombé le masque avec la fermeture de la Suisse à l’Europe et surtout avec la récente consultation populaire sur l’octroi de la nationalité helvétique aux étrangers de deuxième et troisième génération.

Dans un pays pareillement paralysé par sa vision exiguë et par la peur de l’autre, la culture et les arts ne peuvent plus se contenter de déclarations de principe pour exprimer leur opposition à cet état de choses. L’inefficacité qui en résulte exige un changement de cap. La personnalité culturelle ou l’artiste qui se borne à répercuter sa conscience critique dans une vision projetée au-delà des frontières accomplit un acte de portée purement individuelle. Dans la réalité globalisée actuelle, je ne dénie pas aux artistes la légitimité d’agir dans le système de relations planétaires qui s’est imposé, mais il conviendrait au moins que les institutions admettent que les choix culturels ne sont pas l’apanage du seul individu qui crée, mais qu’ils impliquent une responsabilité envers la collectivité. Si bien que lorsque je lis, dans une récente interview du directeur de Pro Helvetia, que notre fondation nationale pour la culture est au service des créateurs qui ont besoin d’être assistés par ses bureaux en Asie et en Amérique latine, je me demande s’il s’agit, là, du vrai problème ou si celui-ci ne se situe pas plutôt du côté des usagers envers lesquels la même fondation a des obligations.

Dans un pays pareillement paralysé par sa vision exiguë et par la peur de l’autre, la culture et les arts ne peuvent plus se contenter de déclarations de principe pour exprimer leur opposition à cet état de choses. L’inefficacité qui en résulte exige un changement de cap

En réalité, il n’y a pas seulement les besoins des artistes (de plus en plus stimulés par un marché véritablement global), mais aussi ceux du public, trop souvent considéré comme un destinataire passif et secondaire, un spectateur d’évènements de plus en plus imposés dont la capacité de participation active (et même créative) est sous-estimée. Ce problème est évidemment général (en Occident et dans le paysage médiatique dominant), mais dans une Willensnation telle que la Suisse, fondée sur un pacte sans cesse renouvelable impliquant la participation des communautés à la vie sociale, civile et culturelle, il touche à la substance même de son identité. Or, malheureusement, la tendance actuelle emprunte la direction opposée, celle d’une culture promue et défendue comme intérêt privé des créateurs.

S’il manque aujourd’hui quelque chose à la Suisse, ce n’est évidemment pas l’ancien idéal alpestre, mais bien sa valeur de vision collective

Lors des trois éditions de la Fête des arts, alors que l’opportunité d’un dialogue direct avec le public ordinaire se présentait (sous la forme d’un appel symbolique à la nation), il en est ressorti une célébration de l’orgueil élitaire d’opérateurs artistiques recroquevillés sur leurs positions individualistes et incapables de solliciter la communauté autrement que pour l’éblouir. A la faveur du système associatif, si caractéristique de la réalité suisse et qui empreint aussi les arts et la culture (qui n’a pas son pareil dans les autres pays et qui dégénère trop souvent en corporatisme myope), la Fête des arts a démontré l’efficacité de l’organisation, mais aucune capacité à établir un dialogue actif avec les interlocuteurs de la base. Elle a surtout révélé la prépondérance du modèle métropolitain (du centre) sur la spécificité des périphéries qui constituent la richesse de notre pays.

J’aimerais que la culture (et les arts) retrouve une relation fonctionnelle avec la réalité diversifiée de ce pays en captant ses valeurs identitaires encore vivaces

On a sous les yeux l’orientation d’une ville comme Zurich, qui se considère désormais en réseau avec New York et Hongkong, d’où l’on a non seulement négligé les relations avec Lausanne ou Lugano, mais également avec les réalités régionales de la Suisse alémanique. La fracture ville-campagne, qui a enrayé le développement de la nation au cours du XIXe siècle (au point de déclencher le Sonderbund, la dernière guerre civile véritablement combattue), refait aujourd’hui surface à certains égards sur le plan culturel et met en danger la cohésion nationale. Au XIXe siècle, c’est précisément sur les vertus de la culture que l’on misa pour aplanir les divergences. En désignant les valeurs de la tradition alpestre comme patrimoine identitaire (non seulement pour la campagne, mais aussi pour la ville industrielle, qui renonça dans ce cas à sa prépondérance), la Suisse trouva un équilibre certes conservateur, mais nécessaire à la sauvegarde d’un fédéralisme fondé sur la richesse et l’autonomie de ses composantes. S’il manque aujourd’hui quelque chose à la Suisse, ce n’est évidemment pas l’ancien idéal alpestre, mais bien sa valeur de vision collective. J’aimerais que la culture (et les arts) retrouve une relation fonctionnelle avec la réalité diversifiée de ce pays en captant ses valeurs identitaires encore vivaces.

Bien qu’inévitable pour structurer un monde déterminé par des nouveaux moyens de communication et d’échange, tout le monde admet que la globalisation ne suffit pas à répondre aux exigences humaines. Vu sous l’angle identitaire, il est donc important que l’élan vers la globalité soit contrebalancé par la réhabilitation des fonctions locales. Quel pays mieux que la Suisse atteint un tel niveau d’autonomie régionale et surtout de responsabilité citoyenne qui, historiquement, ont aussi généré une culture autonome et responsable, souvent négligée ou mésestimée en raison de sa mediocritas, mais dont la capacité à recourir aux ressources créatives de base constitue un potentiel significatif (au-delà des manifestations d’amateurs auxquels on l’a confinée) ? Que l’on ne se méprenne pas : il ne s’agit pas d’entonner un refrain populiste, mais bien de retrouver la capacité à conjuguer l’aspiration à l’universalité et la dimension concrète de la particularité de chacun (de la petite réalité régionale). Les intellectuels ont-ils encore conscience de cet héritage sans lequel le fédéralisme ne serait qu’un vain mot ? Il semble que non puisqu’aucune voix de ces milieux ne s’élève contre les décisions de portée culturelle fondamentales prises par des fonctionnaires qui privilégient par exemple l’apprentissage de l’anglais à l’école au lieu d’une langue nationale, ou encore contre l’abandon irresponsable par le Conseil fédéral de la loi sur les langues (fondement du fédéralisme), dans la logique d’un développement où la solidarité entre les minorités a perdu son sens.

Alors que l’Europe se constitue en organisation fédérale et découvre l’exercice délicat de la compréhension réciproque entre ses composantes, il est paradoxal que la Suisse, qui pourrait faire office de modèle, s’affaiblisse sans parvenir à mettre en valeur le patrimoine historique de sa diversité culturelle. La vraie utopie, pour laquelle il faut se battre (malheureusement de moins en moins politically correct), est désormais la foi en un fédéralisme bien sûr politique, mais aussi culturel, apte à allier les spécificités et les sensibilités différentes, à promouvoir et non seulement à sauvegarder (comme dans le passé), à tolérer (comme aujourd’hui) ou à ignorer (comme le cas risque de se produire demain).


« Il nous faut de la diversité », par Jean-Luc Bideau

Comme acteur, on fuit la réalité, mais elle revient aussitôt en pleine gueule : critiques désastreuses, angoisses permanentes, premières représentations gâchées, sollicitations médiocres, critiques adulées, qui aussitôt laissent un goût amer. Ego malmené. Et pourtant... Alors, il me reste des impressions multiples et confuses, dictées selon l’humeur, en regardant le bouleau derrière la fenêtre perdre ses dernières feuilles. Voici : Ai-je pitié de mon travail d’artiste ? « Si j’avais détruit à temps tout ce que j’avais fait, j’aurais pu recommencer. » Acteur, un travail stérile ? L’abnégation totale n’est pas une qualité. L’art est-il faussé ? L’art est un objet fragile. Pour recréer l’art, les intermittents touchent le chômage. L’amour de Dieu et l’amour de l’art sont une seule et même chose. L’art est une boussole en folie. Plus vieux que l’art je meurs. Raconter l’âme. L’art est une illusion, un leurre. « Ne pense pas qu’en abattant l’art, on fait disparaître son ombre. » Notre métier, une chance ? Une chance d’être né suisse ? L’acteur envié. Envié par les convoyeurs qui font Cannes et vous traitent très bientôt « de vide-fauteuils, de tocard, comme un vieux cheval en fin de carrière ».

Ces convoyeurs, tous tentés de manger du métier d’acteur (Lebovici, Gonzales, Berri, Kiejman). Existe-t-il en Suisse des théâtres non subventionnés ? L’acteur est un animal polymorphe, qui n’a pas de réponse à sa carrière. Il se forme, il s’active, il attend en vain et Dame Chance fait le reste. La Suisse a-t-elle une ambition cinématographique : cinéma commercial, cinéma expérimental ? Ou parfois heureusement les deux se confondent. Nous faudrait-il un ministère de la culture ? Mais avec un huitième conseiller fédéral (ça ne va pas, ça ne ferait pas un nombre impair). Nous faudrait-il un Théâtre de Carouge (Genève) à 10’000 abonnés ? Où l’on crée des productions consensuelles. Il nous faut donc de la diversité : « Bienvenue en Suisse » de Léa Fazer, « L’âme sœur » de Fredi M. Murer, « L’invitation » de Claude Goretta, « La Salamandre » ou « Paul s’en va » d’Alain Tanner, « Les faiseurs de Suisses » de Rolf Lyssy, « Les arpenteurs » de Michel Soutter, « A vos marques, prêt, Charlie ! » de Mike Eschmann, « Neutre » de Xavier Ruiz, « Les petites couleurs » de Patricia Plattner, « Azzuro » de Denis Rabaglia, « On dirait le Sud » de Vincent Pluss, « Love Express » d’Elena Hazanov, « Mondialito » de Nicolas Wadimoff, « Pas de café, pas de télé, pas de sexe » de Romed Wyder, « La guerre dans le Haut-Pays » de Francis Reusser. Tout acte est politique, voyez « Mephisto » de István Szabó, Voyage au bout de la nuit de Céline.

« Cher Jean-Luc, que faites-vous en ce moment ? » Sempiternelle question posée à l’acteur. Acteur sollicité, crédit assuré ? « L’acteur aimable et acerbe à la fois. » L’art est une illusion, un leurre, et pourtant sans lui, pas de pays, pas d’âme, pas de conscience.