La culture selon Pascal Couchepin
Par Gérald Morin et Marco Polli
En cette fin 2004 où toutes les bourses fédérales crient misère, où la parole « pénurie » a remplacé allègrement l’horrible mot « conjoncture », d’où viendra l’aide à la culture ? Dans cette période de vide transitoire, de fait, à la direction de l’Office fédéral de la culture, quelles visions pour affermir le travail des créateurs ? Quelles structures renforcer ? Quelles nouvelles propositions envisager et mettre en œuvre pour aérer et rendre plus efficace la lourdeur étouffante de nos administrations dans le domaine culturel ? Le conseiller fédéral Pascal Couchepin a reçu, le 16 novembre, deux membres du comité de rédaction de CultureEnjeu. Pour faire le point.
Quelle est votre définition du rôle de la culture dans la Constitution ?
On peut apporter deux réponses à votre question. Au niveau général d’abord, tout le monde reconnaît qu’il n’y a pas de société sans culture et la Suisse, comme toute société évoluée, doit avoir un paysage culturel varié. Au deuxième niveau intervient le problème de savoir à qui il incombe principalement de soutenir la culture. La Constitution est claire sur ce point : la compétence primaire appartient aux cantons, sauf dans le domaine du cinéma, et la compétence de la Confédération est en règle générale complémentaire à celle des cantons. Ce n’est pas un choix, mais la règle du jeu voulue par la démocratie que les pouvoirs publics doivent respecter.
Ce principe de subsidiarité peut poser problème...
C’est la contrepartie de l’idée qu’il faut donner des responsabilités au plus près possible du terrain et des gens. Ce qui implique aussi qu’il y ait parfois des décisions qu’on n’approuve pas, mais la démocratie comporte ce risque. Le temps où le prince éclairé pensait à la place de ses citoyens est révolu.
Le jour où vous aurez un ministère de la culture, vous allez casser pas mal de vaisselle !
L’État ne devrait-il pas jouer un rôle moteur, à travers un ministère de la culture par exemple, plutôt que subsidiaire ?
Ce débat a eu lieu et il aura lieu encore. La conclusion, c’est que le rôle moteur de l’État est indispensable dans le secteur du cinéma. Les moyens mis en œuvre et le caractère international de la plupart des œuvres font qu’on ne peut pas imaginer vingt-six systèmes d’aide au cinéma. La Suisse est un pays multiculturel avec trois cultures principales. Le jour où vous aurez, comme la République une et indivisible l’avait souhaité, un ministère de l’éducation nationale et de la culture, vous allez casser pas mal de vaisselle ! Il y aura probablement des conflits entre groupes linguistiques. La répartition des fonds doit-elle se faire proportionnellement au talent ? Et comment définir les talents ? Dès qu’on parle de littérature, on parle aussi de langue. Pouvez-vous imaginer qu’on soutienne tous les dialectes de la Suisse allemande ? Un Romand répondra non, mais il est évident que la question reste ouverte pour un Suisse allemand... Pitié ! La République une et indivisible a déjà fait un essai de ministère et je suis l’un des rares politiciens à considérer que son héritage a été remarquable. Il a cassé les anciennes structures issues du système féodal, obligé à repenser l’organisation territoriale du pays et posé la question de la culture. Est-ce qu’un État peut vivre sans ministère de la culture ? Vous savez comment a fini la République une et indivisible... Sauf erreur à Lausanne, sous la protection de quelques baïonnettes, chassée du reste de la Suisse par des rébellions locales. Finalement, il a fallu cinquante ans pour trouver un compromis.
Transformer Pro Helvetia en ministère de la culture, ça ne va pas marcher non plus
Un secrétariat d’État comprend aujourd’hui la recherche et l’éducation. La culture pourrait-elle en faire partie ?
Ajouter une annexe culturelle n’est certainement pas souhaitable, parce que le secrétariat d’État à la recherche et à l’éducation a un rôle très important : développer des visions pour le système universitaire ou la recherche en Suisse et faire l’effort de coordination à l’échelle nationale dans ces domaines. Au lieu de gagner plus d’autonomie, la culture deviendrait une section de ce secrétariat d’État. Je vois bien ce que vous pensez et j’estime que vous avez tort. Vous vous dites qu’il y a quand même beaucoup d’argent dans ce secrétariat, qu’on va réussir à se glisser dans le nid et arriver à en prendre quelques poignées supplémentaires au voisin. Vous risquez au contraire d’être écrasé, parce qu’il y a un gros animal et un petit dans le nid et que le gros a toujours tendance à prendre de plus en plus de place...
N’est-ce pas justement ce qui pourrait se produire si le cinéma était intégré à Pro Helvetia ?
Dans le cas de Pro Helvetia, un contrat serait voté pour quatre ans et donnerait donc une certaine sécurité. Mais transformer Pro Helvetia en ministère de la culture, ça ne va pas marcher non plus.
Quelles sont les institutions phares de la culture en Suisse et aux yeux de l’étranger ?
S’il y a une réponse que j’éviterai de vous donner, c’est bien celle-là. J’envisage de supprimer un article du projet de loi sur l’encouragement à la culture qui prévoit le subventionnement des institutions phares. J’ai souvent demandé aux responsables la somme qu’ils prévoyaient et ils m’ont répondu 30 millions de francs. Je doute que la Confédération augmentera ses dépenses dans ce domaine au cours des années prochaines. Imaginons même qu’elle accorde 30 millions de plus pour la culture à cause de cet argument : il faudra ensuite définir les institutions phares. Ils ont essayé de le faire dans les commissions d’experts et ont finalement décidé que chaque canton en désigne une sur son territoire. Mais avec une institution par canton, soit vingt-six au total, on a déjà abandonné l’idée de concentrer les efforts sur des institutions phares.
L’alternative serait de faire fi du fédéralisme en désignant d’en haut un certain nombre d’institutions. Il faudra d’abord décider dans quel secteur : le théâtre, l’opéra, les musées, la danse, la peinture, la photographie ? Vous aurez ainsi le même conflit entre les cantons et les différentes branches de la culture. On tombe alors dans l’arbitraire, puisque tout dépend à la fin du choix affectif ou émotionnel du décideur. Et même si on arrivait à les désigner... Prenons l’exemple de l’Opéra de Zurich, qui serait de toute évidence dans le coup et dont le budget est de l’ordre de 120 millions de francs. Son destin ne dépend pas d’un million de francs de subside de la Confédération, mais au bout de cinq ans, l’Opéra de Zurich dira qu’il va fermer si on ne lui donne pas 5 millions. On en donnera 5, puis 10, puis 20, et plus rien ailleurs. Le musée suisse qui reçoit le plus de visiteurs est pour moi la Fondation Gianadda. Est-ce une institution phare qui appelle un subventionnement ? Cet article, c’est vraiment la cuisine du diable ! Il faut le supprimer, d’abord parce qu’il ne pourra pas être financé, ensuite parce qu’il va susciter des espoirs faux et des amertumes justifiées.
L’appel d’offre au poste de chef de l’Office fédéral de la culture commence par un inventaire à la Prévert, dont le théâtre est par exemple absent...
Le théâtre n’est pas soutenu par la Confédération ! Il ne faut pas réinventer le système, surtout dans les circonstances actuelles. Aujourd’hui, ça marche, tout le monde voit le travail accompli et apporte son soutien. Si vous faites table rase, si vous repartez de zéro avec un budget à zéro, vous n’aurez pas de majorité pour soutenir cette démarche. Il existe un Office fédéral de la culture qui a un rôle subsidiaire sauf pour le cinéma, et à partir de là, on recherche une personnalité capable d’adapter cet héritage du passé aux nouvelles réalités de l’art – et il faut pas mal d’imagination pour le faire.
Dans une période de pénurie, la culture peut-elle servir de moteur ou reste-t-elle marginale par rapport à l’économie ?
L’offre culturelle s’est développée de façon extraordinaire et exponentielle durant ces vingt dernières années, et dans tous les domaines lorsqu’on voit le nombre de théâtres, de lieux d’exposition, de compagnie de danse, etc. Tout le monde s’en félicite, mais face à cette offre, la demande reste relativement limitée. Les pouvoirs publics eux-mêmes ont beaucoup augmenté leur apport matériel à la culture, quand on pense à ce qu’était le budget culturel d’une petite ville il y a trente ans. On pourrait multiplier les dépenses des petits villages de Suisse, des cantons, de la télévision, du sponsoring... Il y a eu un gigantesque développement des moyens publics mis à disposition des affaires culturelles, mais aujourd’hui c’est plutôt la stabilisation, voire la diminution. La seule possibilité, c’est d’augmenter la demande. Le monde culturel, qui se donne parfois l’illusion d’être l’expression des masses, est un monde élitaire qui se rencontre, se connaît et se soutient mutuellement. Il faudrait réussir à faire éclater ce monde de classe pour qu’il devienne plus démocratique, qu’il soit entendu par le plus grand nombre de citoyens.
Car aujourd’hui encore, une minorité de l’ordre de 40 à 45 % des gens consomme de la culture. Et sur ces 45 % environ, seuls 5 % en consomment régulièrement. C’est donc un monde élitaire qui s’adresse à un monde élitaire. Ces deux mondes élitaires doivent comprendre que l’avenir est dans la démocratisation, dans l’augmentation de la demande par des gens qui aujourd’hui ne consomment pas de culture. La seule réponse qu’on donne toujours, c’est que l’argent serait le seul moyen. Je ne pense pas que ce soit vrai. Actuellement, les obstacles à la consommation culturelle sont davantage intérieurs et personnels, même si ça peut aussi être le coût élevé d’un billet de spectacle. Et ça ne peut être qu’un travail à long terme, pour que les gens, les enfants des écoles apprivoisent le grand théâtre, les musées, etc. Quand on sera passé de 45 à 60%, on aura probablement résolu la plupart des problèmes de financement de la culture.
Quelle est l’œuvre qui a déclenché en vous le plus d’émotion ?
C’était peut-être à 11 ans, quand j’ai lu Le roman de la momie de Théophile Gautier sur le balcon de notre maison. C’était juste avant les vacances et j’avais l’impression de découvrir tout un monde, qui ne m’a jamais quitté.