La qualité d’une ville se mesure(ra) à l’aune de sa richesse artistique
Article paru dans Le Temps 6.10.2004
Franceline Dupenloup n’est pas « seulement » secrétaire générale adjointe du Service des affaires culturelles de l’État de Genève. Elle défend publiquement l’art contre la kermesse, plaide pour l’emploi artistique et tord le cou aux idées périmées de nombre de politiciens sur la culture : non, ce n’est pas un fardeau, mais un atout de croissance économique. Son brillant article paru dans Le Temps (6.10.04) sous le titre « Arrêtons de faire l’aumône aux artistes » a toute sa place dans CultureEnJeu. Avec son accord, il est reproduit ici dans son intégralité.
Et si l’on prenait la peine de regarder où se trouve la croissance économique la plus forte aujourd’hui ? C’est l’idée du maire de Montréal, Gérard Tremblay, qui veut positionner sa ville parmi les cités les plus performantes du XXIe siècle : « Les métropoles qui font concurrence à Montréal investissent massivement depuis vingt ans dans les infrastructures, l’éducation, les sciences, les technologies et les arts en ayant une conscience aiguë que tous ces secteurs sont interdépendants. » Créativité technologique et vitalité artistique sont les clés du succès pour se situer en pôle position dans l’économie du savoir (formation, éducation, recherche, technologie, culture). Ces régions à fort taux de croissance sont convaincues que la vie culturelle de leur centre-ville constitue l’un de leurs atouts les plus décisifs pour attirer et retenir les étudiants et les entreprises.
Une thèse confortée par les recherches pionnières du professeur genevois François Abbe-Decarroux : le choix d’implantation d’une entreprise dans une ville ne dépend pas seulement de variables économiques comme le système fiscal mais bien de l’offre culturelle et d’une main-d’œuvre qualifiée, celle-là même qui est très mobile géographiquement et particulièrement sensible à l’existence d’une vie artistique de qualité. Le chercheur démontrait aussi l’impact économique de l’institution culturelle au plan cantonal. En 1990, pour un franc de subvention au Grand Théâtre, la collectivité genevoise recevait le double, soit 2 francs et 15 centimes, notamment par l’addition d’effets directs (salaires versés, biens et services achetés aux entreprises genevoises) et indirects (dépenses des spectateurs hormis le prix du billet à savoir restaurants, bars, transports, coiffeur, gardes d’enfants, etc.). La culture crée des emplois artistiques, techniques et contribue au maintien de nombreux métiers d’artisans en Suisse romande.
Le choix d’implantation d’une entreprise dans une ville ne dépend pas seulement de variables économiques comme le système fiscal mais bien de l’offre culturelle et d’une main-d’œuvre qualifiée
Mais son apport ne se mesure pas seulement en francs. Grande célébration laïque, elle favorise la transmission et le questionnement de nos valeurs. Elle élève le niveau de réflexion, aiguise les perceptions, suscite la controverse mais demeure fondamentalement un lien, un barrage contre les préjugés et le repli sur soi. Prisonnière de stéréotypes infantilisants sur les artistes, la Suisse peine à saisir le bénéfice d’une alliance forte avec la culture. À Genève, le budget culturel de l’État stagne depuis dix ans, ignorant l’augmentation du coût de la vie. De surcroît, les subventions des pouvoirs publics se sont éloignées de la création et de la production au profit d’une multitude de manifestations à caractère socioculturel. Or, l’animation festive sollicite peu les artistes ou quand elle les convie c’est avec de bien maigres émoluments. Résultat : si Genève vante son budget culturel et ses 70 festivals annuels, on constate une paupérisation des artistes. Par un effet d’emballement autour de l’idée de convivialité, certaines collectivités publiques ont même renforcé les effectifs de fonctionnaires chargés d’élaborer la programmation et l’organisation de ces rassemblements. Un choix au détriment du savoir-faire et de l’emploi des artistes. Emblématique de cette tendance, la Fête de la musique consacre l’essentiel de sa subvention à l’installation d’équipements, devenant au fil des années la « fête des tubulaires » pour reprendre l’expression désenchantée des milieux artistiques.
Il importe aujourd’hui de soutenir l’emploi artistique et de distinguer l’art de la kermesse. L’investissement en direction de l’institution culturelle et de la création indépendante demeure le seul garant d’une offre culturelle de qualité. C’est ainsi que l’on favorise l’émergence des talents et la possibilité pour les artistes confirmés d’exercer leur métier. Cet automne à Genève, la création indépendante alliée à l’institution théâtrale ont exprimé leur révolte d’artistes las de jouer les citoyens de deuxième zone et les figurants miséreux de notre collectivité. Le dialogue engagé par ce Mouvement 804 avec le public genevois et le monde politique préfigure peut-être une ère nouvelle : le début d’une reconnaissance pour les artistes et la fin du mépris. Il en va d’une prise de conscience quant au sens de la création dans une collectivité, mais aussi de l’opportunité pour Genève de se positionner avec succès dans la dynamique de l’économie du savoir, forte de son atout culturel.