Comics Shop, Froschaugasse, Zurich : Une librairie pour les 7 à 77 ans

Numéro 42 – Juin 2014

L’adresse est mythique, dans cette rue où les Froschau ont imprimé une Bible prestigieuse au 16e siècle. Au 20e siècle, l’adresse a été rendue célèbre par un personnage mythique. Au 7 de Froschaugasse, Theo Pinkus avait installé son Büchersuchdienst doublé de son Antiquariat et de sa Studienbibliothek (recherche de livre rares, livres d’occasion et bibliothèque d’étude – sous-entendu « étude de l’histoire du mouvement ouvrier »). Ce libraire juif et communiste avait appris le métier à Berlin, qu’il avait dû fuir en toute hâte en février 1933 après avoir été inquiété par les nazis.

Froschaugasse 7 lui a appartenu parce qu’il avait dû l’acheter pendant la vague d’hostilité anticommuniste des années 1950, alors qu’on refusait de lui louer un local pour son magasin.

Pendant tout le nazisme, puis durant les années maigres de l’après-guerre, il s’est employé à chercher et à trouver des livres devenus rares et introuvables parce que la plupart des exemplaires avaient été détruits, tant par les hitlériens que, plus tard, par les bombardements : Karl Marx ou Frederic Engels, mais aussi Thomas Mann, Hannah Arendt ou Herbert Marcuse. Il a aussi, ensuite, rendu accessibles à l’Europe de l’Ouest des écrits d’oppositionnels soviétiques, dits sami­zdats[1]. Il était suspect des deux côtés du rideau de fer, car c’était en fait un homme libre et sans préjugés.

Lorsqu’il est mort en 1991, il était depuis longtemps légendaire.

Son magasin de livres d’occasion a fait faillite en 1998, mais, avant de mourir, Théo avait cédé le bâtiment à la Fondation Studien­bibliothek, qu’il avait mise en place pour qu’elle prenne soin de ses archives, de sa bibliothèque – et de la maison.

Aujourd’hui, les archives de la Studien­bibliothek sont incorporées dans la Biblio­thèque centrale de Zurich, la fondation à qui elle appartient toujours a rénové et loué la maison par appartements. Dans le quartier, l’inquiétude était grande : que deviendrait l’enseigne Pinkus ? Une boutique de fripes ou de chaussures comme il y en a tant ?

Eh bien non : la librairie est restée une librairie, aussi originale dans son genre que celle qui l’a précédée : le Comics Shop de Zurich.

Elle a au moins un trait commun avec celle d’avant : elle est bourrée de livres du plancher au plafond, pas un centimètre carré n’est perdu. Mais cela s’arrête là : les couleurs « sérieuses » (les bordeaux et les bruns, les gris), les noms illustres ou obscurs de la politique, de la psychiatrie, des lettres (Marx, Engels, Marcuse, Mehrings, Wittfogel, Reinhard, etc.) ont fait place aux tourniquets colorés couronnés par la proclamation de leur vocation : Comics ! Et à des rayonnages aussi serrés les uns contre les autres que possible, où se pressent des titres tels Big Mother, Saria, Lady Spitfire, Mafalda, The Waking Dead, et ainsi de suite. Bref, lorsque vous entrez, tout est en allemand, tout est bande dessinée. Lorsqu’on commence à analyser ce foisonnement, on se rend compte qu’on trouve aussi, ici, des livres sur les comics (des biographies de dessinateurs célèbres, par exemple), sans parler des mangas, moins exhaustivement représentés, mais bien présents, et des bandes dessinées en anglais.

Une fois que vous avez fait le tour du rez-de-chaussée, il vous prendra peut-être l’envie de passer au sous-sol – l’escalier en colimaçon en tout cas est invitant. Deux marches, et vous changez de langue. Une sorte de passage fulgurant de la barrière de rösti : tout est soudain en français.

Certes, il y a d’autres librairies spécialisées dans la bande dessinée à Zurich, tels Analph Comics ou Kaboom ! Ce qui rend le Comics Shop de la Froschaugasse particulier, c’est d’une part son adresse, non seulement mythique, mais aussi centrale (les autres magasins du genre sont généralement un peu plus décentrés), son charme, et d’autre part ce sous-sol où le français règne.

Le Comics Shop de Zurich est tenu par deux compères : Walter Keller, germanophone, et son collaborateur Romain Ménès, francophone.

Je rencontre Walter Keller.

Qu’est-ce qui a poussé cet ex-employé de banque à devenir libraire, puis à se spécialiser dans la bande dessinée ?

Son ton est celui de l’évidence.

« J’aime lire. »

Autrefois, il était comme les autres du côté de la Caserne et de la Langstrasse, mais la maison ayant été promise à la démolition, Walter Keller est parti à la recherche d’un nouveau local. Après plus d’un an, il est finalement tombé sur cette adresse. On peut deviner que la Fondation Studienbibiliothek a préféré un libraire au marchand de fripes ou de bibelots que redoutait le quartier.

« Pour moi, dit Walter Keller, il n’y a jamais eu le moindre doute : j’ai poussé la porte et j’ai eu le coup de foudre. C’est un magasin qui a du caractère, et pour la bande dessinée, c’est ce qu’il faut. »

« Il n’est pas très grand… »

« Peut-être pas. Mais nous réussissons à avoir ici tout ce qu’offre le marché. »

« Toutes les nouveautés ? »

« Pas seulement. Nous ne sommes pas un supermarché où l’on ne vend que des produits frais. Nous sommes une librairie. Nous essayons d’avoir tout ce qui est disponible. »

Un jour, sa route a croisé celle de Romain Ménès, que je ne rencontrerai qu’en coup de vent, il est très occupé, mais dont son compère dit que c’est un passionné, et qu’en matière de bande dessinée francophone « ses connaissances sont encyclopédiques ».

Ces connaissances sont bien documentées au sous-sol. Tous les classiques sont là, des Pieds nickelés à Spirou, des Aventures d’Astérix à Lucky Luke. Et puis il y a tous les autres. Vous êtes accueilli par des caissettes étiquetées : nouveautés de janvier, février, mars, avril. Le sous-sol déborde de titres, connus et inconnus : Les 7 vies de l’Épervier, Les Naufragés d’Ythak, Souvenirs de Futurs, La Clé des confins, Pinocchio, La Colère de Fantomas, L’Enfant Staline, Samurai, Thorgal, Carthago Adventures, et même les six volumes parus de La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, en passant par Gags de Mix et Remix.

Y a-t-il un public pour tout cela ?

« Bien entendu. La communauté francophone de Zurich est vaste », dit Romain Keller. Il est vrai qu’on a dit qu’avec ses cinquante mille francophones, Zurich est la troisième ville romande de Suisse. « Et puis, beaucoup de Zurichois veulent lire les bandes dessinées dans le texte, les traductions les intéressent moins. Qui plus est, les Français et les Belges rééditent leurs classiques beaucoup plus souvent que les Allemands ne republient ce qu’ils traduisent. »

Quant à la clientèle, comme pour les langues diverses générations se côtoient. Le Comics Shop (comme, probablement, bien d’autres librairies du genre), pourrait s’enorgueillir du slogan du Journal de Tintin : « Pour les enfants de sept à septante-sept ans ». On pourrait même dire, au vu de certains clients : de sept à cent sept ans.

Ici, un enfant est plongé dans les mangas (ce n’est pas la spécialité de la maison, mais les nouveautés sont là), là un monsieur aux rares cheveux blancs est plongé dans L’Homme qui assassinait sa vie (en allemand).

« Chez nous, tous les âges se rencontrent et se parlent, parce que tous sont animés par le même intérêt. »

Un adolescent confie :

« Je suis venu ici à la recherche de mangas, et pour finir je me suis mis à lire le reste », il embrasse la librairie d’un geste. « J’ai croisé le même monsieur deux ou trois fois, j’ai fini par lui demander ce qu’il lisait, il m’a donné des conseils. »

Quant à savoir si Walter Keller a un auteur préféré, il donne une réponse typique de libraire :

« Difficile à dire. Je lis tout, j’ai envie de tout connaître. J’ai grandi avec la production franco-belge, et puis j’ai élargi ma palette, même si je n’aime pas tout de la même manière. »

À la fin, lorsque je photographie la façade, un client qui sort avec un gros sac jaune bourré de bandes dessinées observe :

« Si vous présentez cette librairie, n’oubliez pas de dire que c’est une contribution à la vie culturelle de la ville. Qu’elle soit à cette adresse, et puis cet étage francophone, la compétence des vendeurs… Tout ce qu’on peut souhaiter. »

Cela fait écho à ce qu’a observé, modeste, Walter Keller : « Il se peut que nous contribuions à former le goût artistique de certains de nos clients, que nous leur donnions envie de lire aussi autre chose, de voir aussi d’autres images. C’est en tout cas ce que nous souhaitons. »

Que vouloir de plus ?

[#1] Ouvrage diffusé clandestinement sous forme polycopiée ou ronéotypée, en raison de l’impossibilité pour son auteur de le faire éditer de façon régulière et ouverte du fait de son caractère politique ou social (d’apr. Giraud-Pamart, Nouv. 1974).