La béquille & le crépuscule

Numéro 42 – Juin 2014

Longtemps la bande dessinée m’est tombée des mains. Trop assommante à suivre au sens littéral, comme nous assomme parfois la cadence infiniment prévisible d’un train sur ses rails – tant son découpage obligé de case en case contraint ses auteurs à reconcentrer immanquablement, en chacune d’entre elles, un maximum d’effets narratifs : attention, mesdames et messieurs les lecteurs, la nouvelle séquence est avancée !

Trop infantile et même niaise, aussi, la bande dessinée, pour quiconque est animé par un peu d’exigence intellectuelle et langagière, avec ses tripotages lexicaux régressifs oscillant du « noooooon » lourdissime au « ouiiii » multivoyelles, en passant par les registres cucul d’un certain Titeuf étiré de ses « tchô » monosyllabiques à ses impotents « pô ».

Et trop pauvre en figures héroïques suffisam­ment complexes, enfin, pour susciter l’ombre d’une mobilisation politique critique ou subversive au sein de la Cité. Au-delà du Maus élaboré par Art Spiegelman et de quelques œuvres exceptionnelles (mais on compterait celles-ci sur les doigts d’une main), a-t-on déjà vu qu’une bande dessinée fasse irruption dans un débat public et l’infléchisse, comme font de-ci de-là quelques livres, ou quelques films, ou quelques peintures à la Guernica ?

Bref, me disais-je en face des albums qui glissaient par hasard sous mes yeux : quel recueil de miettes signifiantes à peine apéritives, la bande dessinée ! Quel produit de réconfort composé tout exprès pour potaches attardés jusqu’à leur troisième âge à côté du radiateur au fond de la classe, qui ne songent guère à travailler la mélancolie surgie de leur enfance perdue ! Quel exercice inférieur aux langages dont il procède, celui du texte et celui de l’image, au point de boitiller en permanence entre les deux sans jamais pousser l’un ou l’autre à sa plénitude aiguë !

Et quel domaine hystériforme, aussi, idéal pour tout public affamé de tics adorateurs, dont émerge à chaque tremblement d’Angoulême une armada de collectionneurs fous et de pointilleux exaltés, d’autant plus accros à la grande famille bédéphile qu’ils se moquent en pratique de la planète réelle, de la planète qui tourne dans l’espace quotidien loin des strips, je veux dire de la planète où les humains souffrent et les animaux s’éteignent !

Puis j’ai dépassé le stade de la réprobation spontanée pour envisager la bande dessinée non plus comme un domaine à consommer personnellement, mais comme un signe à percevoir à la façon d’un essayiste. Comme une indication de nos sociétés humaines depuis l’époque de notre ami Töpffer prénommé Rodolphe, qui composa dès 1827 des histoires en estampes admirées par des sommités de la culture en Europe, entre autres Goethe. Et qui légitima clairement sa démarche : « Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; et le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. »

La BD, ou le bricolage que les sociétés modernes ont accouché d’urgence pour désigner malgré tout l’humaine humanité.

À partir de là, quelques hypothèses ont de quoi surgir. On peut se demander si la bande dessinée n’est pas une réponse palliative au constat d’échec résultant de toute entreprise artistique, qui jamais n’atteint de près l’indicible ou l’inmontrable. Un art-béquille, autrement dit, la bande dessinée. Un art de rattrapage, voire un art mineur se sachant tel, mais qui poursuivrait vaillamment sa tâche dans ses limites – puisque les arts dits majeurs sont eux-mêmes condamnés à ne pas accomplir leur devoir jusqu’au bout.

Depuis lors la bande dessinée présente à mes yeux quelque chose d’émouvant. Elle m’apparaît comme le bricolage que les sociétés modernes, toujours plus incapables de s’exprimer comme elles voudraient le faire idéalement, ont accouché d’urgence en sollicitant Töpffer et ses successeurs jusqu’à nos jours pour désigner malgré tout l’humaine humanité. Pour désigner cette humanité malgré les usines qui noircissent les villes et les poumons des nourrissons, malgré les guerres mondiales, malgré les génocides, malgré l’affairisme général et l’obsession de l’argent. Pour la désigner malgré ce phénomène que Jean-Luc Godard nomme, en titre de son plus récent film, l’Adieu au langage.

C’est pourquoi la bande dessinée parvenant à témoigner de ce crépuscule, et de la vie qui persiste à cheminer dans sa demi-lumière ou dans sa demi-nuit, est désormais la seule qui vaille pour moi. Des noms ? Pratt, Tardi, Bilal évidemment, les grands classiques, élevés par leur art du dessin, des décors, de la mise en scène et des articulations narratives sachant fabriquer de la prégnance, une atmosphère, un habitat. Et quelques jeunes de la même veine, sans doute, que j’ignore – mais c’est sans grande importance : à ce point-là des choses, nous sommes un peu sauvés.