La règle de la culture et l’exception de l’art

Numéro 43 – Septembre 2014

La culture et les médias ? Thème infini. On commencera par cette citation de Godard, extraite du texte prononcé dans Je vous salue Sarajevo (1993) : « Il y a la règle… Ça va. Et il y a l’exception. La règle, c’est la culture. L’exception, c’est l’art. Non… Il y a la culture qui fait partie de la règle. Il y a l’art qui fait partie de l’exception… L’art se vit et devient l’art de vivre. Il est de la règle de vouloir la mort de l’exception. Il est donc de la règle de l’Europe de la culture d’organiser la mort de l’art de vivre […] ».

Par analogie, on peut dire aujourd’hui qu’il est de la règle des médias de provoquer, elle aussi, la mort de l’art et celle de l’art de vivre. Pourquoi ? Parce que la presse a rejoint son objectif : faire circuler les informations le plus loin et le plus rapidement possible, après avoir éliminé toutes les diversités susceptibles de nuire à cette stratégie. Aucun matériau médiatique n’est désormais plus foncièrement distinct de son voisin, sauf par ses apparences, qui sont hypertrophiées par nécessité commerciale, puisque toute publication doit sembler unique en son genre.

Il fut un temps où l’on percevait dans la presse un support idéal de la connaissance et de la démocratie. On mesure aujourd’hui la puissance du principe qui rend cette réussite impossible. Pour qu’un journal paraissant un mercredi se vende un jeudi, ou qu’un journal télévisé du dimanche soit suivi d’un autre journal télévisé pareillement attractif, ils doivent être producteurs d’amnésie. Toute une technique y concourt, qui va du grossissement typographique à la fragmentation des informations.

 

 

Ainsi les éléments de l’actualité surgissent-ils et disparaissent indistinctement, et la géographie planétaire a-t-elle fusionné de telle façon que les petites-bourgeoises de Lausanne sont aujourd’hui les voisines de la ménagère américaine moyenne. Un phénomène assez puissant pour transformer la culture, selon la terminologie de Godard, ou l’industrie culturelle, comme nous pourrions aussi le dire, en étouffoir implacable de l’art.

L’art est une force verticale. C’est un axe qui permet à chacun de travailler ce qui le mobilise en profondeur : ses tremblements face à l’Autre, sa terreur de la mort ou son ignorance de l’éternité. Et c’est une expérience : quand je regarde un film remarquable, je me mets en situation d’être transformé par son montage qui m’invite à lier les bribes de ma trajectoire, et comprendre mon destin émietté par le fil des jours.

Tout comme Jean-Luc Godard, je pense que « La règle, c’est la culture. L’exception, c’est l’art. »

L’industrie culturelle, à l’inverse, est un principe horizontal. Elle est un flux constant de références qui défilent dans mon agenda personnel, dans la rumeur mondaine et dans les mémentos ricochant de publications imprimées en sites Internet. Et ce contexte stimule en moi des compétences de chasseur. Je dois savoir déambuler dans les programmes, accomplir un rallye dans les guides spécialisés, peaufiner mon itinéraire selon les buzz du moment, et surtout ne jamais m’arrêter.

Il en résulte un bouleversement de la sensibilité collective. Puisque nous sommes tous devenus des professionnels du repérage culturel, notre cerveau s’est mécanisé pour la compétition. Il résiste aux pouvoirs transformateurs de l’affect et gradue techniquement les œuvres et les auteurs, cran par cran jusqu’au sommet des hit-parades : le prochain film de David Lynch est forcément génial comme le dernier d’Alain Cavalier fut nécessairement attachant…

À partir de là, l’ambition du consommateur culturel moyen n’est pas d’être modifié sous l’effet d’une révélation artistique, ni de partager ce mouvement intime avec quiconque – mais de s’affirmer comme le détenteur exclusif des informations les plus pointues sur tel ou tel objet culturel, et d’en faire un trafic propre à le distinguer dans les salons. Il s’ensuit un système sociétal extrêmement solide.

 

 

En soutenant la culture, le monde des affaires fait croire qu’il travaille dans la perspective de l’intérêt général et non dans celle du profit. En se faisant soutenir par le monde des affaires, celui de la culture acquiert les moyens de déployer les apparences de son travail, suivant les canons de la société du spectacle. Enfin, en encourageant le soutien des arts par le monde des affaires, le monde politique réalise son désir le plus cher et le plus utile à sa propre survie : il peut se présenter comme le parrain d’une démocratie réelle où circulent librement la pensée, la parole, les humeurs et les utopies.

Au bout du compte, l’ordre est sauf grâce à la culture, l’art est désactivé dans la Cité, et la presse est loin de sa tâche. « Allons, grouillons ! qu’il se mit à gueuler. Schnell ! Schnell ! Remontons dans le car et que ça saute ! » (Raymond Queneau, Zazie dans le métro). C’est le vœu. CHG