Karloff, la caverne d’Ali Baba

Numéro 44 – Décembre 2014

Vous avez dit Karloff ? Boris Karloff, cet acteur britannique qui a participé à plus de cent soixante-dix films d’épouvante et dont nous nous souvenons encore aujourd’hui de son interprétation prodigieuse du monstre dans le Frankenstein de 1931 ! – Oui, j’ai dit Karloff, et vous y êtes presque. On est bien dans un univers de cinéma, et cela se passe dans la caverne d’Ali Baba des cinéphiles à Lausanne, dans ce lieu magique au numéro 7 de la rue Étraz.

Quand je rentre dans cette boutique, j’aperçois Michael Frei, le patron, à moitié caché derrière des piles de DVD, en pleine discussion avec une enseignante d’audiovisuel. Cette dernière est à la recherche de films de fiction et de documentaires pour compléter son programme scolaire. Suite aux conseils avisés de l’expert, elle repart avec plein d’idées nouvelles et de références à des films pratiquement introuvables sur le marché. Michael est comme les médecins de famille d’autrefois. Il ne fonctionne pas au « tarmed ». Il ne compte pas son temps. Il se fait un point d’honneur de trouver une solution à chacun des clients, je dirais plutôt à chacun de ses « patients » en mal de films.

Dans cette même rue Étraz, il y avait, dans la seconde moitié des années 90, deux magasins de vidéo que Michael dirigeait consacrant l’un à la location, l’autre à la vente. C’était l’époque d’or des cassettes VHS (Video Home System), ce support magnétique analogique japonais qui permettait, dès 1978, à tout un chacun, de voir des films chez soi en les louant ou en les téléchargeant, et également de se monter une collection de films à voir et revoir quant il le voulait. Une vraie révolution.

Puis arriva en 1995 l’ère du DVD (Digital Versatile Disc), ce petit disque compact numérisé aux images de meilleure qualité que le VHS. D’une dimension plus facile à caser dans sa bibliothèque, il permettait de stocker plus de contenus dont des bonus avec des interviews, des making off, des scènes coupées souvent fort intéressantes permettant aux cinéphiles de découvrir les coulisses des tournages. Dès sa mise sur le marché, il était possible d’acheter les films sur ce nouveau support alors que les vendeurs continuaient à imposer d’abord la location pour les VHS. Les amateurs vont se mettre à collectionner les DVD ce qui, avec la piraterie, va entrainer très vite la fin des VHS devenu obsolète.

Michael Frei eut la bonne idée de céder en 2005 sa boutique de location et de se concentrer sur celle des ventes qui va fêter sous peu ses dix-huit ans d’activités. En effet, à la fin des années 2010, la location des films, même en DVD, s’effondre au point de voir de nombreux magasins fermer leurs portes. C’est un business de trente années qui s’écroule. Le Blu-ray, nouveau disque numérique qui fait son apparition sur le marché en 2007, offre une plus grande capacité de stockage d’informations et donne une image en haute définition. Au début tout le monde pensait que ce nouveau support allait détrôner le DVD. Mais, la plupart des grands studios de cinéma ayant choisi de privilégier le DVD, celui-ci va continuer à occuper la plus grande part du marché. Chez Karloff, on compte environ 75 % de vente de DVD pour à peine 25 % de Blu-ray.

Avec un site internet référençant près de 42’000 films et la recherche active et constante du patron, cette caverne au trésor est devenue en Suisse romande un lieu incontournable aussi bien pour les amateurs de films que pour les cinéphiles avertis. Et cela malgré, depuis plus de cinq années, l’importante chute des ventes aussi bien des DVD que des Blu-ray. « Les jeunes n’ont, la plupart du temps, pas la notion du droit d’auteur », confirme Michael Frei. « Ils ont pris l’habitude d’avoir accès à tout par internet et gratuitement. Et ce qui est gratuit n’a pas vraiment de valeur à leurs yeux. Alors pourquoi acheter un DVD ! On peut tout stocker sur son ordinateur et sans frais. »

Mais le patron du Karloff garde passion et confiance. Il sait qu’il est actuellement dans un marché de niche fréquenté par les médiathèques, les universités, des clients privés entre 30 et 70 ans qui cherchent le film ancien, le documentaire tiré à peu d’exemplaires, les auteurs classiques ou actuels dont on ne voit jamais les œuvres à la télévision ou sur internet. Il y a aussi bien sûr des clients pour les séries cultes ou les nouveautés. Quant aux jeunes de 16 à 25 ans, il est difficile de les fidéliser car ils n’ont pas toujours la capacité financière pour se permettre de se construire une DVDthèque.

Aujourd’hui, Michael Frei semble être le dernier des mohicans. Mais quand on a fréquenté son tipi, il est difficile de ne pas y retourner, pris par le virus de la curiosité de découvrir à travers les films qu’il nous propose des univers inconnus, des aventures inédites, des auteurs admirables, des trésors dignes de la caverne d’Ali Baba.