La « Blitzkrieg » de la redevance

Numéro 47 – Septembre 2015

Le 14 juin, il s’en est fallu d’un cheveu que le nouveau système de redevance pour l’audiovisuel soit refusé par les citoyens suisses. Le duopôle d’éditeurs privés TA-Media et Ringier, allié aux Blochériens (Basler Zeitung, Weltwoche et l’USAM, le lobby des petits patrons), a mené une campagne d’autant plus féroce contre le service public qu’elle avançait masquée. Cette guerre surprise, ce « Blitzkrieg » très efficace contre la redevance, a fait vaciller le Pacte fédéral entre la Suisse alémanique et les régions helvétiques. Aux artistes et aux journalistes d’empêcher que cette guerre des médias ne se poursuive.

Et dire qu’au début, il n’était question que d’une simple réforme « technique » du mode de perception de la redevance ! En quelques semaines, il a suffi d’un référendum lancé par des forces de droite insignifiantes pour que le large appui qu’elle avait obtenu au Parlement fonde comme neige au printemps. Il a suffi que l’USAM prenne prétexte d’une ponction fiscale « insupportable » en cette période de crise du franc fort (tout avait été fait pourtant afin d’épargner les petites entreprises), pour que l’on voie soudain le spectre de la SSR répandre son gaz totalitaire à travers les haut-parleurs et les moniteurs de chacun des foyers de notre beau pays… et le chef de la SSR devoir justifier son salaire de superministre ! Une campagne habile, faite de slogans propres à susciter l’indignation chez tous ceux qui n’ont pas consommé de programme SSR dans les trois derniers jours : « On veut vous faire payer pour ce que vous ne consommez pas ». Avec une telle campagne, vous gagnez facilement le cœur des jeunes, des internautes habitués à la gratuité générale, tout en vous parant des vertus de la démocratie : ces votations populaires sur la SSR ne sont-elles pas un examen de popularité des programmes de la SSR plus légitime que l’Audimat ? Ainsi vous acculez à l’exode les partisans du service public, réduits à vanter de manière abstraite, donc inaudible, le caractère indispensable d’une radio-TV publique pour la formation démocratique de l’opinion, et votre aviation les disperse en les accusant de forcer les gens à regarder des programmes qui ne leur plaisent pas… Ce Blitzkrieg audiovisuel ressemble d’autant plus à la défaite de la France en 1940, qu’en cas de victoire de l’initiative pour la suppression complète de la redevance, comme à Vichy en 1940, les marchés suisses seraient livrés aux chaînes TV étrangères.

La SSR perd plusieurs fiefs PDC…

Les Blochériens partis seuls à la bataille contre ce qui avait été approuvé au Parlement comme un ajustement technique ont trouvé, le 14 juin, l’appui des radicaux-libéraux. Pour la première fois dans l’histoire du paysage audiovisuel helvétique, le PLR au niveau national s’est retourné contre la SSR. Les radicaux-libéraux emboîtaient le pas aux médias privés, TA-Média et Ringier dont la motivation à en découdre avec la SSR ne se confond pas tout-à-fait avec celle des Blochériens très remontés contre la SRF alémanique, dernier bastion médiatique à leur résister. Les deux grands éditeurs de journaux privés savent pertinemment que la SSR n’est pas un « fief de gauche », mais par contre, ils sont farouchement déterminés à démanteler la SSR dans le but de lui ravir ses annonceurs publicitaires, et éventuellement au passage, de s’approprier ses émissions de divertissement et de sport les plus rentables. Cette alliance de circonstance a été si soudaine et si puissante qu’elle a rapidement fait voler en éclat le PDC, incapable de maintenir sa loyauté traditionnelle à l’égard de la SSR et de sa ministre Doris Leuthard en charge du dossier SSR. Et c’est probablement le résultat le plus sidérant de cette campagne, que les dirigeants de la SSR eux-mêmes ont été incapables d’anticiper[1] : le Valais, fief PDC, et surtout le Tessin, lui aussi fief PDC et de très loin le plus grand bénéficiaire de la redevance à travers la clé de répartition régionale des ressources de la SSR, ont tous deux refusé la nouvelle redevance !

En route pour la berlusconisation audiovisuelle helvétique

Pour les adversaires du service public, il s’agit simplement de faire admettre que le paysage des médias est une affaire de goûts et de couleurs, une affaire privée, qui se règle selon les préférences de chacun.

Dans cette guerre de mouvement, la Gauche et la Droite échangent facilement leurs positions. On a même vu un appel à « subventionner l’intelligence » en votant non à la LRTV (G. Sigerist, Le Temps, 11.6.15) ! Car tous les arguments sont bons pour saucissonner la SSR, la réduire à une audience confidentielle en lui interdisant de faire autre chose que des « programmes à haute valeur ajoutée » et donc laisser la voie grand ouverte à la bêtification qui galope déjà sur les canaux privés du monde entier – c’est exactement ce qui s’est passé avec la RAI en Italie, et dans une moindre mesure, en France lors du démantèlement de l’ORTF.

Si les adversaires de la redevance parviennent à faire passer ce genre d’idée, notamment qu’il faut soigner une SSR trop grande, trop opaque, trop bureaucratique en la saignant abondamment, c’est une partie du « vivre ensemble » helvétique qui s’en ira. Les éditeurs de journaux sont persuadés qu’ils récupèreront la publicité dévolue à la TV. Ils ont d’ailleurs laissé s’instaurer l’absurdité des fenêtres publicitaires suisses sur les chaînes étrangères, ravis que cela affaiblisse la SSR. Mais ils ne récupéreront pas significativement ces annonceurs. Ce sont les chaînes allemandes, françaises et italiennes qui les récupéreront, via ces « fenêtres publicitaires suisses ». Quant aux Blochériens, ils ont les moyens financiers grâce à EMS-Chemie de doper l’audience de la « Blocher TV » qui commence sa carrière sur YouTube, en investissant à perte – ce qui est aussi une forme de « subventionnement » d’un média non rentable ! Le modèle de Blocher est sans aucun doute la FOX devenue première chaîne d’info aux USA devant CBS, permettant à l’empire Murdoch de répandre sur tout le monde anglo-américain l’idéologie intégriste de son propriétaire multimilliardaire.

No Billag = No SSR

S’il ne reste plus, pour défendre la SSR, avec la gauche et la minorité romande, que quelques courants du Centre et de la Droite, le programme de dépeçage du service public pourra débuter dès la fin 2016 lors du renouvellement par le Parlement de la concession de la SSR échue en 2017, et plus tard lors du passage de l’initiative No Billag devant le Parlement, et ensuite devant le peuple.

Le vote du 14 juin n’aura été en effet qu’une escarmouche, comparé à la bataille qui s’annonce ces prochaines années autour de l’initiative No Billag. L’USAM – elle à nouveau sous l’égide de son président blochérien J. F. Rime – donne déjà le coup de pouce pour faire aboutir d’ici la fin de 2015 cette initiative extrême qui se propose d’interdire tout subventionnement et donc ipso facto de faire exploser la SSR.

Une guerre d’émotions

Réfléchir à ce qui constitue la formule du « vivre ensemble » helvétique à moyen et long terme n’est pas aisé dans l’émotion du débat politique. Ce ne sont pas seuls les cinéastes et les employés de la SSR qui seraient anéantis par la berlusconisation du paysage audiovisuel helvétique, mais comme on l’a vu en Italie, c’est l’ensemble de l’activité culturelle qui en serait gravement affectée, et l’ensemble de la vie politique qui en serait infectée. Ce ne sont pas seulement les minorités romandes et tessinoises qui verraient leur vie culturelle et politique s’étioler, la région alémanique elle aussi verrait s’accentuer la démagogie politique qui y est déjà plus fortement de rigueur. Retenons de leurs amères expériences les dégâts inestimables que l’affaiblissement (Italie, France) ou la disparition (USA) du service public dans les médias provoquent sur la société toute entière. Répondons aux détracteurs de la SSR que ce n’est pas sa disparition qui favorisera la démocratie en Suisse, mais qu’au contraire, il faut promouvoir les valeurs et les règles du service public dans les médias, qu’ils soient de financement public ou privé, et quel que soit leur mode de diffusion, radio, TV, internet ou papier. Dans ce sens, notre appel à la création d’un fonds d’aide à l’enquête indépendant pour les médias écrits a rencontré un grand écho et devrait entrer dans une phase de concrétisation en 2016[2].

[#1] Dès le numéro 43 en 2013, CultureEnJeu a publié une série d’articles mettant en garde contre cette remise en cause du service public et de la SSR tout particulièrement.

[#2] Les journalistes et les artistes sont invités à la signer en ligne sur notre site www.cultureenjeu.ch