Marc Atallah dirige son musée comme une PME

Numéro 48 – Décembre 2015

Le directeur de la Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires à Yverdon-les-Bains, sait se muer en manager pour en assurer le futur. Musée vaudois parmi les plus médiatiques depuis l’arrivée de Marc Atallah en 2011, la Maison d’Ailleurs partage son financement entre fonds publics et privés à raison d’un ratio d’un tiers/deux tiers. Le fougueux directeur admet la difficulté de l’exercice, mais travaille à rendre son musée « désirable » auprès de ses sponsors.

L’année dernière, vous avez triplé le nombre de visiteurs. Était-ce un but en soi ?

Marc Atallah : Cela faisait partie de ma stratégie de développement du musée. À mon arrivée, il y avait en moyenne 10’000 visiteurs par an ; en gros 5’000 visiteurs par exposition, ce qui représentait moins de mille par mois. Je trouvais que c’était peu, surtout en regard du travail effectué et du fait que le musée soit unique au monde avec des expositions exclusives. Il s’agissait d’abord d’être repérable et, donc, de rendre le musée connu en Suisse romande et au-delà si l’on voulait atteindre les 20’000 visiteurs par année. Je m’étais fixé cet objectif sur dix ans ; il s’avère qu’il s’est réalisé en trois ans ! L’année dernière, nous avons atteint les 27’000 visiteurs. Et cette année nous sommes bien partis pour approcher les 30’000.

Comment avez-vous procédé ?

MA : Pour mieux faire connaître le musée, il faut plus de communication. Pour pouvoir communiquer, il faut le faire à partir d’expositions intéressantes, complexes qui donnent du sens aux événements du monde et du quotidien. Il faut donc travailler les concepts curatoriaux pour qu’ils soient proches des gens, mais qu’ils puissent aussi satisfaire un public exigeant.

Comment sont répartis actuellement les finan­cements publics et privés, et quelle est la part des visiteurs ?

MA : Sur un budget qui varie selon les expositions entre 1 million et 1,5 millions, je reçois le tiers ou la moitié de la commune, c’est à dire 500’000. Sur un budget de 1 million, j’ai donc 50% de fonds publiques et 50% venus d’ailleurs. Quant au reste, il vient des visiteurs (150’000 CHF) et de financements privés (350’000 CHF). Et je dois générer plus d’argent avec mes partenaires privés si les expos sont plus onéreuses. Il y a par exemple des expositions qui voyagent à l’extérieur, dans des centres commerciaux notamment. Je considère cela comme une forme de sponsoring privé.

Comment gérez-vous votre budget ?

MA : J’ai une gestion assez simple. Ma subvention publique annuelle de 500’000 me permet de payer les salaires et les charges sociales – 9 personnes, 5,5 postes équivalents plein temps. Après, je me débrouille pour trouver de l’argent pour les expositions ou pour subvenir à un ou deux salaires supplémentaires. Je disais précédemment qu’il fallait plus de communication auprès du public et des sponsors, mais il faut également toucher les enfants, donc développer la médiation culturelle. Et si on veut toucher les enfants par la communication, il faut développer un réseau pour la financer et donc avoir des liens privilégiés avec nos partenaires privés. Il y a par exemple des soirées sur mesure pour les entreprises ; en même temps le musée a quelques produits à proposer comme notre Espace Jules Verne que l’on peut louer – il faut donc communiquer sur ces produits. Et à Yverdon-les-Bains, où l’on s’embête parfois le soir, il faut développer des activités pour les adultes ! Tout est un peu entremêlé.

Avez-vous une formation de manager ?

MA : Je n’ai aucune formation de manager, mais du moment qu’on a envie de faire, que l’on veut réaliser des projets, on use de pragmatisme. Quand je suis arrivé, le musée faisait principalement des expositions intra muros, quelques expositions à l’étranger. Pas de médiation culturelle, peu de communication, pas de mise en avant des produits. Moi j’ai voulu être dans une dynamique de manager. C’est-à-dire faire un état des lieux, puis développer différents produits et activités. Il y a notamment nos expositions extra muros où la Maison d’Ailleurs fait bénéficier d’autres institutions artistiques ou commerciales de ses expositions et de son expertise. En 2012, par exemple, le musée a été le partenaire de treize expositions : neuf en Suisse et quatre à l’étranger (Paris, Nancray, Nantes et Arc-et-Senans). Nos anciennes expositions peuvent également être louées à l’étranger.

Le fait de devoir constamment chercher des financements privés est-il un stimulateur de créativité ?

MA : Oui. J’imagine d’abord l’exposition, ensuite je trouve son financement. Par exemple, pour « Portrait-Robot », n’avoir qu’un artiste m’aurait coûté moins cher que trois, mais le trio d’artistes qui y figure crée des perspectives intéressantes par la juxtaposition de points de vues différents. Je dois donc trouver plus de partenaires. Et pour cela il faut être encore plus original et cohérent. Il y a un va-et-vient constant entre le privé et le public. Je crée des expositions pour que les gens puissent y développer leur propre imaginaire, mais je dois aussi développer une structure institutionnelle. Je ne travaille pas de manière monomaniaque, mais d’abord pour le public. J’essaie d’imaginer des concepts qui vont assez loin pour l’étonner, mais pas trop loin pour ne pas le perdre.

Vous avez affirmé dans une interview pour Bilan qu’il fallait savoir se rendre désirable pour les sponsors. Que vouliez-vous dire exactement ?

MA : Je suis quelqu’un de passionné. Je crois à fond aux expositions que je monte. Quand j’en parle aux partenaires ce n’est pas du storytelling ! D’ailleurs, quand je rentre chez moi, j’en parle encore à ma femme, à mon fils que j’emmène en plus voir l’expo ! Quand j’étudiais la physique à l’EPFL, un prof m’a dit une phrase dont je me souviendrai toujours : « Un projet n’a de valeur qu’à condition qu’on y mette toute son âme ». Je m’y tiens encore aujourd’hui.

Les sponsors s’approchent-ils plus facilement maintenant ?

MA : Oui, mais il y a deux types de sponsors. Les ponctuels pour une expo que je vais chercher et ceux qui nous soutiennent sur l’année avec un montant qui couvre le budget annuel. Je me plais à croire que ces derniers aiment particulièrement notre image dynamique et futuriste.

Ne craigniez vous pas une marchandisation des contenus ?

MA : Tout est « marchandisé » aujourd’hui, même une exposition d’art ! Le but d’un artiste est de pouvoir vivre, il doit donc « instrumentaliser » son œuvre d’art. Si j’étais dans la marchandisation extrême, je ferais des expos avec les studios Marvel, ce que je ne fais pas. En revanche, je peux proposer de réfléchir à la société capitaliste à travers une exposition qui s’inscrit dans le capitalisme, tout en permettant de réfléchir aux valeurs et aux normes sociétales et économiques. Le futur musée cantonal des beaux arts va coûter des millions. C’est donc d’abord un « marché », avant même la culture. Ce n’est pas grave de s’appuyer sur un marché. Les médias m’interpellent souvent sur mes expos blockbuster, mais si je voulais vraiment gagner de l’argent, je ferais une expo Matisse et je quadruplerais mes entrées ! Ça, ce serait du blockbuster ! Une expo comme « Portrait-Robot » qui ne présente quasiment aucun robot technologique, mais qui questionne la figure du robot ne l’est pas.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

MA : Ma stratégie est de continuer à m’éclater. De stabiliser la fréquentation du musée entre 25 et 30’000 visiteurs par an. Pour l’instant, il n’est pas possible de dépasser ces chiffres car cela supposerait des aménagements différents. Nous verrons dans le futur… Je réfléchis un peu comme une PME qui, si elle veut développer un produit, réfléchit aussi à son financement et à sa rentabilité.
J’ai une énorme responsabilité en termes de financement. Je n’ai pas le droit d’être en déficit. Je sais donc exactement où j’en suis à chaque moment de l’année. Cela m’oblige à trouver des solutions originales. Mon indépendance, ma liberté ont un prix. Je dois être méticuleux et très rigoureux sous une apparence de légèreté.