Gens de caméras et de plumes créent « Médias pour Tous » en Suisse

Numéro 49 – Mars 2016

CultureEnJeu l’appelait de ses vœux depuis un an ; il est né enfin, dans la foulée de l’Appel pour un paysage médiatique qui serve la démocratie et non l’actionnaire publié sur notre site il y a un an et dans le Matin-Dimanche du 24 mai 2015. Ce nouvel acteur sur la scène politique suisse est d’un genre nouveau : non pas un « comité de gauche », mais un comité qui veut activer les énergies, dans tous les partis et en dehors des partis, dans les cercles artistiques mais bien au-delà, politiques, économiques et sportifs. Il faut faire savoir que la Suisse multiculturelle a mis en place un bon système de protection relative des médias au service des particularités de sa démocratie. L’exemple de la Pologne vient à point montrer à quel degré l’indépendance des médias et la démocratie moderne ont partie liée.

C’est une date symbolique. Le 11 décembre 2015, le jour même où est déposée de justesse à Berne l’initiative « no Billag », à Zurich, le cinéaste romand Denis Rabaglia, président de la Société Suisse des Auteurs, la cinéaste alémanique Eva Vitija au nom du comité de l’Association suisse des Réalisateurs de Films (ARF-FDS), les journalistes zurichois Andrea König et Thomas Gull, les membres de CultureEnJeu, Frédéric Gonseth, le cinéaste Gérald Morin et l’imprimeur Jacques Anselme fondent « Medien für alle – Medias per tutti –Médias pour Tous », l’alliance des gens de caméras et des gens de presse pour la défense du service public dans les médias en Suisse. Le comité national, soutenu d’emblée par de nombreux cinéastes et journalistes romands et alémaniques, bientôt rejoint par les Tessinois, se propose de rassembler le plus large éventail de personnalités de tous les arts et de tous les domaines en Suisse, sans considération de parti, pour affermir le rôle de la SRG-SSR dans le paysage médiatique suisse, affirmer l’importance du service public dans la formation de l’opinion démocratique en Suisse et affronter les partisans du dépeçage de la SRG-SSR sans pour autant oublier les journalistes s’efforçant de servir le bien commun dans le cadre de la presse privée.

Les conseillers fédéraux romands PLR et UDC jouent un rôle décisif

Au Conseil national le 16 décembre, la motion de l’UDC Nathalie Rickli a obtenu une majorité. Cela signifie que le Conseil fédéral devra non seulement livrer un rapport sur le service public en 2016, ce qui était prévu de toute façon, mais répondre précisément à chacune des questions Rickli qui portent sur diverses variantes de démantèlement de la SRG-SSR. Même si au Conseil des États, la motion correspondante n’est pas passée, traduisant la force relative dont une alliance gauche-centre (surtout PDC) y dispose, le ton est donné : le service public est mis sur la sellette, la ministre de tutelle Doris Leuthard devra batailler ferme, d’autant qu’entretemps les rapports de force ont également changé au sein du gouvernement et qu’une majorité de quatre UDC-PLR n’a même plus besoin de chercher le compromis avec la ministre PDC. Une responsabilité énorme pèse sur les épaules des deux conseillers fédéraux romands de droite, Didier Burkhalter et Guy Parmelin. D’eux va dépendre la capacité de la Suisse romande à défendre efficacement une télévision de service public qui bénéficie de la clé de répartition assurant l’existence de la RTS.

Au demeurant, Doris Leuthard a défendu vaillamment et avec pertinence la cause des médias de service public. Elle a souligné qu’avec un tiers de parts de marché, la SRG SSR était bien loin de disposer d’une situation de « monopole », notamment face aux 47% détenus par les TV étrangères privées. Contrairement aux caricatures des suppresseurs de redevance, ce sont bien des privés qui dominent le marché télévisuel helvétique.

Les dangers de l’initiative No Billag (No SSR)

Le grand danger avec l’initiative « No Billag » qui va devoir être soumise au vote populaire très probablement, ce n’est pas qu’elle risque d’être acceptée. La suppression totale de la redevance est si excessive qu’elle a vraiment peu de chances de faire une majorité populaire. Par contre, cette initiative fera apparaître les coupes partielles de redevance (celles que proposent nombre de députés UDC comme Nathalie Rickli et PLR comme le Valaisan Nanternot) comme des demi-mesures, des compromis peut-être « raisonnables ». Le vrai danger est là. N’a-t-on pas déjà vu certains députés Verts signer la motion Rickli, estimant qu’elle posait de bonnes questions ?

Le 4e pouvoir féodalisé en Pologne


En utilisant dans le dernier CultureEnJeu (n°48) la métaphore de la « Retraite de Russie » pour la SRG-SSR, c’était évidemment sans prévoir que le plus grand débat politique autour de la télévision qui ait agité un pays depuis fort longtemps allait se dérouler… en Pologne. « Des dizaines de milliers de Polonais sont descendus dans la rue dans tout le pays le 9 janvier pour protester contre la mainmise du nouveau gouvernement conservateur sur les médias publics. La Commision européenne menace de mettre la Pologne « sous surveillance », afin d’évaluer les risques de « menaces systémiques envers l’État de droit », car avant les médias de service public, le président Andrzej Duda en avait opéré de même avec la plus haute juridiction, le Tribunal constitutionnel. L’Union européenne de radio-­télévision (UER), l’Association des journalistes européens (AEJ) et Reporters sans Frontières (RSF) ont exprimé leur indignation à l’annonce du remplacement de toutes les instances d’encadrement de la radio et de la télévision publiques polonaises, grâce à une loi qui « abolit les protections existantes pour le pluralisme et l’indépendance des médias de service public en Pologne ». Désormais, ces dirigeants seront désignés par le ministre du Trésor. Par translation, au royaume du père Ubu helvétique, le nouveau pouvoir de désigner les dirigeants de la radio-TV devrait revenir à… Ueli Maurer. »
Le Monde 9.1.2016

La Commission fédérale des Médias sensible à la question de la taille critique

 

La COFEM (EMEK), instance d’experts consultative, soutient le système de financement redevance/publicité et approuve notamment la société publicitaire commune de Swisscom, SSR et Ringier (la commission de la concurrence, elle, ne s’est pas encore prononcée).

« Pour la COFEM, le maintien d’un service public est le garant de contenus médiatiques de qualité, variés et indépendants. Cette offre a une importance essentielle sur la formation de l’opinion publique. Pour assurer ces prestations, il faut une institution possédant une taille critique suffisante, capable de résister à la concurrence étrangère active en Suisse et qui apporte un contenu journalistique qui favorise la cohésion de la population helvétique. »
Rapport du 11.12.2015

Comme nous l’indiquions dans l’article de CultureEnJeu n°48 (novembre 2015), cette question de la taille critique a été extrêmement peu abordée dans les débats sur les médias et le service public en Suisse jusqu’alors. Pourtant elle est cruciale. Pour des raisons économiques, dans aucune région du pays, aucune entreprise privée de la presse, même la plus grande, Tamédia SA, n’aurait la taille et les moyens pour occuper la place qui est celle de la SRG-SSR. Le retour de rentabilité sur un investissement de cette taille serait catastrophique. La TV privée commencerait donc par trier et laisser tomber tout ce qu’elle n’estimerait pas rentable. Et tout ce qui serait abandonné disparaîtrait définitivement, sans aucune garantie qu’une TV privée ainsi squelettisée ait de quelconques chances de récupérer les parts de marché de la SRG-SSR.

Voilà pourquoi il ne s’agit pas de choisir entre les avantages que procureraient des médias audiovisuels suisses privés ou publics, mais entre médias suisses ou internationaux.

Privatisation de la SRG SSR ou prise de contrôle politique ?

Logiquement la privatisation de la radio-TV devrait être défendue par des Européens convaincus, néo-libéraux, acquis aux vertus du marché sans frontières. Or elle est surtout le fait d’eurosceptiques UDC et PLR. Pour eux, le discours économique sur la privatisation au bénéfice du consommateur n’est qu’un camouflage. Ils veulent en réalité « pologniser » les médias audiovisuels suisses – clairement en prendre le contrôle politique. Mais même si une majorité du peuple se laissait berner, ils n’obtiendraient pas ce but. Une fois la SRG-SSR coulée, aucune force économique privée ne parviendrait à reconquérir les parts de marché perdues dans ce naufrage, annexées par les chaînes étrangères. Venant d’une aile politique qui prétend placer au-dessus de tout l’indépendance du pays, il y a de quoi sourire.