Littérature citoyenne : « Étonner la catastrophe »

Numéro 49 – Mars 2016

Le temps de la lecture semble s’opposer, plus que jamais, à celui de la vie. Comment remettre la littérature dans la Cité ? Quelques pistes de réflexion.

Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 décembre dernier, Patrick Boucheron a rappelé à quel point la littérature, après l’effroi des attentats des 7 – 9 janvier et du 13 novembre 2015 à Paris, « fut pour beaucoup une ressource d’énergie, de consolation et de mobilisation ». Citant un passage dans Les Misérables où Victor Hugo en appelle à « étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait », l’historien a voulu replacer sa discipline dans la Cité en s’interrogeant sur ce que peut l’histoire dans la tourmente actuelle qui prend la double forme des « bavardages incessants » et du « grand silence apeuré ».

Par-delà le murmure médiatique et la sidération devant les événements cataclysmiques, les sciences humaines, mais aussi la littérature, doivent nourrir une intelligence collective pour résister à la terreur d’une part, et d’autre part à la riposte fatalement biaisée des pouvoirs démocratiques appuyés par la force militaire. Le psychiatre Boris Cyrulnik évoque l’importance de transformer en récits ces événements chaotiques avec un message qui évacue la revanche et la haine tout en activant la résistance. Refuser la soumission, c’est aussi rappeler dans la littérature la menace climatique comme en témoigne Agnès Desarthe dans le recueil collectif Du souffle dans les mots [1]. La romancière se demande si le rôle d’opposant peut encore être tenu par des politiques ou s’il ne faudrait pas s’en remettre « au regard extérieur des artistes sur la politique » ? Annie Ernaux cherche d’autres mots pour penser hors du quotidien, de la consommation, du libéralisme. En parlant de « zones sensibles » ou de « cités », on sépare, rappelle-t-elle dans Le vrai lieu [2].

De son côté, Maylis de Kerangal s’empare de sujets comme la technique, la science et d’autres univers qu’elle investit dans leur complexité actuelle, leurs contradictions, avec une inventivité lexicale à la fois documentaire et poétique. Il ne s’agit pas d’écrire pour les spécialistes uniquement mais d’ouvrir le regard des uns et des autres sur la transplantation d’organes, par exemple, à travers une fiction comme Réparer les vivants [3]. L’écrivain Jérôme Meizoz se sent également très concerné par le monde contemporain : « Bien des récits, il faut le reconnaître, reconduisent le réel sans l’interroger. Parfois, ils révisent la doxa du temps, testent d’autres représentations ou mettent en crise celles qui ont pris la consistance de clichés. Séismes [4] se veut un portrait décapant d’une adolescence au pays de la neutralité. Haut Val des loups [5] assume son point de vue militant, par la réécriture d’un fait divers violent. Il y a un effet proprement politique de la littérature, quand elle modifie la vision du monde et les perceptions intimes des personnes. »

Le rôle d’opposant peut-il encore être tenu par les politiques ou ne faudrait-il pas s’en remettre « au regard extérieur des artistes sur la politique » ? Comment (re)donner aux livres et à leurs auteurs la place centrale qui leur revient ?

Mais comment (re)donner aux livres et à leurs auteurs la place qui leur revient ? À Lausanne, Isabelle Falconnier explore comme déléguée à la politique du livre des manières renforcées ou inédites de soutenir les éditeurs, les libraires, les bibliothèques et les auteurs. Pour s’assurer qu’un livre ait « une existence publique », elle coordonne des événements, des vernissages, des invitations qui mettent les écrivains en contact avec les lecteurs. Support de discussions, trait d’union intergénérationnel, « le livre mène à tout », s’enthousiasme-t-elle. En 2015, l’écrivain lausannois David Bosc a ainsi reçu la première Bourse à la création littéraire, attribuée par une ville qui propose par ailleurs un Prix des lecteurs dont le lauréat 2016 sera désigné lors d’une soirée publique le 23 mars au Théâtre de Vidy. Composé de citoyens-lecteurs, ce jury, présidé par l’artiste Pascal Auberson, examine six livres dont les auteurs bénéficient d’une visibilité accrue lors d’un brunch animé chaque premier samedi du mois par Isabelle Falconnier au Cercle littéraire de Lausanne [6].

En tant qu’elle ouvre constamment sur la diversité, l’inconnu, la littérature s’oppose aux récits formatés à visée hégémonique…

Par ailleurs, comme le signale Jérôme Meizoz, « l’écrivain ne peut être compétent sur tout, au seul nom de son statut. Il me semble ridicule de se prononcer sur tout et rien. Il y a des zones de compétence où un écrivain peut participer à la révision des lectures du monde. Pour le reste, il est un citoyen comme un autre, avec ses passions et ses erreurs. » Parce qu’elle ouvre constamment sur la diversité, l’inconnu, la littérature s’oppose aux récits formatés à visée hégémonique, que ce soient ceux de la politique partisane, de la science triomphante, de la finance globalisée ou des fanatismes théocratiques.

[#1] Arthaud, 2015
[#2] Gallimard, 2014
[#3] Verticales-Gallimard, 2014
[#4] Zoé, 2013
[#5] Zoé, 2015
[#6] Entrée libre, sur inscription,
www.lausanne.ch/prixdeslecteurs