À la rescousse du livre

Numéro 5 – Décembre 2004

Le livre est-il un produit de consommation comme un autre, et son commerce doit-il être abandonné aux lois du marché, au risque de mettre en danger les « petits » producteurs et intermédiaires (éditeurs et libraires) incapables de lutter avec les « gros » ? Ou faut-il, comme c’est le cas dans la plupart des pays européens, contrôler voire unifier son prix au nom de l’exception culturelle ? Actuellement, en Suisse, alors que beaucoup de nos éditeurs (surtout littéraires) peinent et que nombre de librairies indépendantes sont menacées – plus de trente d’entre elles ont fermé en Suisse romande depuis 2001, et 40 % de leurs homologues pourraient être menacées en Suisse alémanique en cas de déréglementation – ces questions se posent avec une urgence nouvelle. Par delà le prix du livre, c’est également une philosophie globale de la politique culturelle qui doit être repensée.

De près comme de loin, des signes inquiétants planent sur l’avenir du livre : surproduction en mains toujours moins nombreuses, nivellement qualitatif et chute du taux de lecture. Dans l’optique néolibérale dominante, le livre est un produit de consommation ordinaire qui doit circuler en fonction des lois du marché. La plupart des pays européens, à commencer par la France, pratiquent cependant la réglementation du prix du livre, au nom de l’exception culturelle. En Suisse, où la situation est compliquée par l’affiliation de chaque région linguistique à des espaces économiques différents, la nécessité d’un prix réglementé est reconnue par le Conseil suisse du livre , regroupant les associations professionnelles, mais une loi en la matière reste à venir autant qu’à définir.

Dans les grandes lignes, rappelons que la Suisse romande vit sous le régime de la déréglementation, alors que la Suisse alémanique est soumise à un régime de prix réglementé sous l’appellation de Sammelrevers commun à l’Allemagne et à l’Autriche, actuellement remis en question par la Commission de la concurrence (Comco). Porté en 2004 sur le front parlementaire par le député PDC genevois Jean-Philippe Maître, le débat, dont le principe a été accepté par la commission de l’économie et des redevances du Conseil national, est actuellement suspendu, par la commission homologue du Conseil des États, à l’issue de la procédure en cours de la Comco en Suisse alémanique.

Si trente-cinq librairies ont fermé leurs portes depuis 2001 en Suisse romande, force est de reconnaître qu’une nouvelle guerre des prix est à l’origine de cette déroute

Ce qu’il faut rappeler, à l’heure de tous les paradoxes économiques, c’est que le livre n’est « globalement » pas en crise en Suisse. Le chiffre d’affaires de la vente du livre en détail s’y élève à plus d’un milliard de francs (38 millions d’exemplaires). Quelque 450 éditeurs suisses produisent chaque année 11’000 nouveaux titres, et la moitié de la production éditoriales est exportée. Près de 600 librairies constituent un tissu encore dense de « réservoirs culturels » et de lieux conviviaux (ça compte !), auxquels s’ajoutent quelque 15’000 à 20’000 points de ventes de livres (grandes surfaces, kiosques, stations-services, bureaux de poste, etc.). Cela étant, le nombre des librairies décroît de manière inquiétante et la situation des éditeurs, notamment en Suisse, s’est passablement dégradée ces dernières années, du fait aussi de la diminution des « passeurs » de la librairie.

Sur l’aire romande

En Suisse romande, très étroitement dépendante du marché français (80 % des livres vendus en proviennent), les diffuseurs et les distributeurs fixent les prix des livres importés, dont la marge par rapport au prix en euros oscille entre 20 et 40 %, selon la pratique de conversion dite des tabelles, variant en outre d’un diffuseur à l’autre. Autre facteur de variabilité du prix en question : la pratique des remises dont bénéficient plus ou moins les libraires, selon des critères fluctuants (évidemment liés au « poids » du libraire et à la « souplesse » du diffuseur) qui peuvent varier de 30 à 45 % selon les clients. A noter, à ce propos, que le système de distribution romand est hautement performant, ainsi que le relèvent les libraires soucieux de justifier les différences de prix auprès de leurs clients. La proximité des stocks, évidemment très coûteux, permet aux libraires de répondre très rapidement au client. Les charges n’en sont pas moins excessives pour beaucoup de librairies généralistes de moyenne importance, qui attendent précisément qu’une loi fédérale fixe le niveau de ces marges.

Nouvelle guerre des prix

Si trente-cinq librairies ont fermé leurs portes depuis 2001 en Suisse romande, force est de reconnaître qu’une nouvelle guerre des prix est à l’origine de cette déroute. Amorcée il y a quelques années par les grandes surfaces et dopée avec plus d’agressivité dès l’arrivée de la Fnac en Suisse romande, cette guerre profite naturellement de la non-réglementation du prix du livre, poussant l’éditrice Marlyse Pietri à déclarer que « la Fnac et Hachette – propriétaire de Payot – se livrent sur territoire suisse un combat qu’ils ne peuvent mener sur sol français ».

Nous avons besoin d’une loi-cadre qui défende l’exception culturelle du livre, faute de quoi nous allons vers l’uniformisation soumise à l’hégémonie de deux groupes dominants

Sans diaboliser la Fnac ou Payot, qui restent des librairies aux prestations professionnelles (alors que tant de grandes surfaces et autres points de vente ne recourent plus aux services de libraires formés), l’amertume de certains libraires n’est pas à négliger devant certaines actions des deux géants, relevant bel et bien du dumping. Plus précisément, les librairies généralistes de moyenne importance, engagées dans une concurrence directe sur des produits d’appel, sont plus menacées que de petites officines spécialisées.

« Si Payot débarque à Morges, je n’ai plus qu’à fermer boutique », déclare ainsi Sylviane Friederich, propriétaire de La Librairie, à la fois pointue (au très solide fonds littéraire) et commercialement saine. « La situation s’est aggravée pour nous dès l’arrivée du livre dans les grandes surfaces, avec la concurrence sur le poche ou les bandes dessinées. Dès ce moment-là, en outre, la profession de libraire a été dévalorisée. Le deuxième temps a été l’arrivée de la Fnac, qui a poussé Payot, se retirant en même temps de l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL), à préparer le terrain avec des remises qu’une librairie comme la mienne ne pourrait jamais offrir... » Et Sylviane Friederich d’insister alors sur le service à la clientèle, « essentiel mais de plus en plus difficile à assumer du fait de l’accroissement énorme du volume de publications, de l’exigence des clients, du coût de la commande à l’unité et du poids de la gestion. »

Les pays européens qui ont renoncé à la réglementation, telles la Grande-Bretagne et la Suède, ont assisté à de fortes concentrations et de nettes hausses du prix du livre

À ses côtés, Françoise Berclaz, fondatrice de La Liseuse à Sion, tient le même langage. « Nous avons besoin d’une loi-cadre qui défende l’exception culturelle du livre, faute de quoi nous allons vers l’uniformisation soumise à l’hégémonie de deux groupes dominants. La défense de la diversité est essentielle dans ce pays : même les diffuseurs sont conscients du risque lié à la disparition des intermédiaires que sont les librairies indépendantes.

En fait, toute la chaîne du livre est concernée, qu’il s’agisse du lecteur confronté à un choix de plus en plus restreint, des éditeurs de Suisse romande de moins en moins défendus en dépit de leur fécondité, des écrivains de qualité sacrifiés sur l’autel des best-sellers. On nous objecte que le livre est plus cher dans notre pays qu’ailleurs, mais il faut rappeler que la qualité exceptionnelle de notre réseau de distribution a un prix, autant que le service du libraire. »

Cheval de bataille des tenants du libéralisme économique a tout crin, la déréglementation du prix du livre risque d’aboutir à un résultat dommageable pour la concurrence elle-même, comme l’a établi le rapport de l’institut Prognos commandité et publié en 2002 par le Conseil fédéral, émettant un avis favorable à l’égard du prix unique du livre. Ainsi que l’illustre ce rapport, les pays européens qui ont renoncé à la réglementation, telles la Grande-Bretagne et la Suède, ont assisté à de fortes concentrations et de nettes hausses du prix du livre.

Et le consommateur ?

Au demeurant, l’établissement légal d’un prix réglementé en Suisse n’est pas pour autant la panacée. Le substantiel document publié récemment par Payot, dont la position restait ambiguë et qui demeure assez sibyllin dans son propos général, laisse filtrer une double interrogation, portant sur les bénéficiaires principaux d’une telle réglementation, et sur l’intérêt final du consommateur. A ce propos, Jean-Philippe Maître rappelait l’importance de la prise en compte de celui-ci dans son projet de loi-cadre : « On ne peut pas imaginer qu’une seule instance ait la capacité de fixer le prix juste. On s’orientera vraisemblablement vers la création d’un « conseil du conseil du prix du livre », dans lequel toutes les parties prenantes seront représentées, consommateurs compris ». Par ailleurs, le débat sur le prix du livre ne devrait pas occulter celui qui porte, de façon non moins urgente, tant en Suisse romande qu’outre-Sarine, sur ce que Martin Jann, président zurichois de l’Association suisse des libraires et éditeurs de langue allemande (SBVV), appelle le « prix augmenté », touchant aux conditions de l’importation.

Un lobby suisse du livre

Dans l’avenir proche, le débat sur le prix réglementé du livre en Suisse va rebondir dès que tombera la décision de la Commission de la concurrence relative à la situation alémanique. Que ce soit sur le plan juridique ou sur le front politique, ce combat s’inscrit cependant, aujourd’hui, dans une perspective plus large que fixent les objectifs du nouveau Lobby suisse du livre rassemblant l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires (ASDEL), l’Association suisse des libraires et éditeurs de langue allemande (SBVV), l’Association des bibliothèques et des bibliothécaires suisses, Bibliomedia et l’association des Autrices et auteurs de Suisse (AdS), avec la collaboration de la Fondation Pro Helvetia et Pro Litteris.

Dans une brochure multilingue et très largement diffusée par cette nouvelle instance, ce que d’aucuns taxaient de « posture idéologique », pour discréditer les tenants d’une réglementation du prix du livre, devient énoncé d’une « philosophie » dont les défenseurs du livre, dans leur ensemble, nous semblent avoir besoin : « Le livre demande de l’attention et du soutien, tout comme le cinéma, les arts plastiques, la musique, la presse et la télévision. Jusqu’à aujourd’hui, le livre n’apparaît pas dans la politique officielle sur les médias. La Suisse a besoin d’une politique du livre ».


Lobby suisse du livre : www.buchlobby.ch