Édition littéraire romande – « Titans » sans descendance
Seuls quatre éditeurs littéraires professionnels romands s’accrochent encore, dont trois qui glissent vers la retraite. Bernard Campiche, la cinquantaine, sera bientôt seul à poursuivre le travail de titan qu’il faut abattre pour dénicher et publier des plumes romandes. Avec des subsides dérisoires et le dédain des médias. A ce tarif-là, les jeunes vocations sont taries. Entretien.
Éditeur depuis 1986, Bernard Campiche, ancré à Orbe, a contribué à l’émergence de maints talents, publié plus de cent cinquante ouvrages, dont une cinquantaine ont été honorés. Ce n’est pas rien dans le coin de terre exigu qu’est la Suisse romande ! Et pas question d’aller voir ailleurs, là où le livre est paraît-il plus « vert » : « La Suisse est le pays dans lequel je vis, et je pense que c’est la littérature dont je comprends le mieux les racines et que j’ai envie, au travers d’œuvres les plus variées, de défendre. » Une profession de foi et une vie entièrement vouée à la culture d’un pays qui ne le lui rend qu’au compte-gouttes.
Quels sont les problèmes majeurs auxquels l’édition littéraire romande est confrontée ?
Tout le monde a des problèmes, mais personne n’en parle ouvertement, certains par peur d’être rangés dans le « camp des dépressifs ». D’autres, qui annoncent des ventes impressionnantes, ont en réalité un chiffre d’affaires qui frise le plancher. Et quand j’ai le malheur de faire état de nos difficultés publiquement, on me fait la leçon. Si la réussite dans l’édition consiste à publier Les mémoires de ma tante ou Goumoens-le-Jux en cartes postales, je n’ai effectivement plus rien à faire dans ce métier, parce qu’il faut savoir si on parle de culture ou de tiroir-caisse. Personne ne peut s’enrichir ou même gagner sa vie en pratiquant ce métier dans un but culturel. J’ai toujours vécu avec 3000 francs par mois et je ne me paie plus depuis une année. Je constate simplement qu’il reste encore dans ce pays quatre éditeurs littéraires professionnels et que, si les choses n’évoluent pas, il n’y en aura plus qu’un. Il n’y a pratiquement aucune relève.
Toutes les semaines, des jeunes bardés de diplômes se présentent pour des stages, mais la perspective de ne pas gagner 5000 francs par mois les fait partir en courant ! Si quelque chose ne bouge pas, tout sera fini dans dix ans, parce qu’il n’y a plus de libraires pour promouvoir notre travail d’éditeurs de manière artisanale et indépendante. A de notables exceptions près, il n’y a plus de critiques littéraires dans les journaux. La situation est donc catastrophique. Je ne demande pas l’aumône, juste une aide qui me permette de vendre annuellement les 1800 exemplaires que la fermeture des petites librairies m’a fait perdre. Et les grandes chaînes ne peuvent pas remplacer le petit libraire. Tout cela s’est joué en une année et demie.
Les éditeurs romands ont-ils encore les moyens de faire découvrir autant de nouveaux talents qu’ils le souhaiteraient ?
Nous ne sommes plus capables de jouer vraiment notre rôle de conseillers et de développeurs. Et quand vous vous échinez à éditer cinq ou six œuvres d’un auteur qui va se faire publier à Paris dès qu’il fait un livre consensuel, que la presse romande découvre comme par hasard, rien n’est plus décourageant. Heureusement, ça ne m’est jamais arrivé. Pour les auteurs, la situation n’est pas non plus évidente, car un livre édité à Orbe ou à Paris n’a pas la même réception. Il m’arrive aussi de plus en plus souvent de devoir refuser des manuscrits intéressants pour des raisons financières, d’autant que je suis obligé de travailler seul avec une employée qui vient deux matins par semaine pour la facturation. Je n’ai plus le temps de lire et de conseiller les auteurs puisque je dois tout faire : la mise en page, la diffusion, l’actualisation du site internet, les demandes d’argent... Il y a aussi un énorme travail de signatures, de contacts, de rencontres. Si j’avais les moyens, j’engagerais du monde !
Le partenariat avec un éditeur français est-il possible ?
Bien que je l’aie fait avec Stock et Denoël pour Anne Cuneo, un partenariat régulier n’est pas possible. Les éditeurs français ne s’abaissent pas à ça, si j’ose dire. Ils savent pertinemment que nous n’avons pas les moyens de retenir un auteur s’ils décident de le publier.
L’introduction d’un prix unique va-t-elle permettre d’améliorer la situation ?
C’est indispensable, mais c’est presque trop tard. Il aurait fallu l’introduire il y a dix ans ! Le livre doit constituer une exception culturelle. Le public n’est pas en mesure de comprendre pourquoi le dernier Harry Potter était vendu 35 francs dans les chaînes et 52 francs (prix catalogue) dans les petites librairies... Il faut aussi dire qu’en augmentant constamment ses tarifs, La Poste nous a plongés dans une misère noire. Pour l’envoi d’un livre de 18 francs, sur lequel la remise du libraire est de 33 %, viennent s’ajouter 8 francs de port en prioritaire ou 6 francs en courrier normal.
En quelques années, le tarif est passé de 2 à 8 francs et plus aucun libraire ne commande d’exemplaire unique. J’ai donc été obligé de prendre un diffuseur : OLF m’a approché et accordé des conditions extrêmement favorables. Il y a bien sûr une perte, mais je constate quand même que beaucoup de libraires commandent à l’unité à OLF alors qu’ils ne le feraient pas à un éditeur.
La diffusion de vos livres en France est-elle satisfaisante ?
Mon diffuseur français a fait faillite. La cinquantaine d’éditeurs français impliqués ont tous été soutenus par le Centre national de l’édition. En Suisse, l’Association des éditeurs a écrit à l’Office fédéral de la culture (OFC) pour exposer le cas des quatre éditeurs suisses gravement lésés : ils n’ont pas accusé réception de la lettre. Rien. Cela dit, la diffusion en France est difficile. D’abord, c’est le diffuseur qui choisit l’éditeur et les remises sont très élevées. Si l’on tient compte des droits d’auteur, vous vendez presque à perte. Le service de presse est aussi catastrophique : j’ai envoyé plus de 20’000 livres en service de presse en France et je n’ai pas eu dix articles.
La presse romande est-elle plus attentive à la littérature romande ?
Les éditeurs et journalistes qui continuent à fermer les yeux et à servir la soupe à ce qui vient de France creusent leur propre tombe. Je ne donne pas vingt ans à la presse romande pour se retrouver dans la même situation que la librairie, avec un seul journal, gratuit en plus ! Ce que je souhaiterais, ce sont des « quotas moraux ». Je trouve scandaleux que les nouvelles formules de journaux romands ne parlent d’aucun livre suisse pendant des semaines ! Un autre magazine avait présenté trente bouquins à l’occasion du Salon du livre, mais pas un titre suisse. Comment la presse romande peut-elle ignorer à ce point ce qui est publié ici ? Il n’y a aucune conscience territoriale. On parle de sport suisse, de théâtre suisse, de presse suisse, de télévision suisse, pourquoi pas de livres suisses ? Pourquoi n’aller chercher qu’en France ce que l’on a aussi ici ?
Faut-il vraiment toujours que l’on nous resserve quinze jours après le cahier Livres du Monde et de Libération ? Les Québécois, eux, ont la chance d’avoir un océan entre la France et eux !
Pro Helvetia soutient la littérature. Comment ?
Il y a eu une tentative très louable de Pro Helvetia et du Pourcent culturel Migros d’aider les éditeurs littéraires pour la promotion de leur travail à l’étranger. Marlyse Pietri (Edition Zoé, Genève), Michel Moret (Editions de l’Aire, Vevey) et Bernard Campiche Editeur ont ainsi touché 100’000 francs en 1999. Cette aide a été renouvelée avec 50’000 en 2001, puis 25’000 francs en 2003, cela pour un résultat difficilement quantifiable. Les éditeurs de Suisse alémanique et du Tessin ont aussi été soutenus à tour de rôle, mais après trois ans, la tendance a plutôt été de saucissonner ces subsides. Si bien qu’au lieu d’attribuer des montants substantiels permettant de faire de projets à long terme, tout le monde reçoit 15 à 25’000 francs. Il est également dommage que, pour l’instant, il n’y ait eu ni bilan ni échanges nous permettant d’aller dans le sens d’un contrat de confiance à long terme.
En principe, Pro Helvetia n’accorde pas d’aide pour les textes originaux en français, mais 30’000 francs sont attribués annuellement à l’Association des éditeurs pour soutenir des premières œuvres ; de plus, la Fondation entre en matière pour la publication d’œuvres complètes et de livres de poche. Pro Helvetia intervient aussi dans le domaine extrêmement important de l’achat de livres. Elle acquiert notamment une centaine d’exemplaires destinés à tous les centres culturels français du monde. Autrefois, on nous communiquait une liste complète de ces envois, ce qui n’est malheureusement plus le cas. On me commande de temps en temps un ou deux titres, mais j’ignore comment et par qui ils sont choisis. Et pour les voyages des auteurs à l’étranger, toujours plus de demandes sont refusées. Pro Helvetia attribue aussi des bourses aux auteurs d’une certaine importance, mais là encore sans aucune consultation. Pro Helvetia consent donc des efforts importants pour la littérature, mais, au vu de l’absence d’un échange réellement constructif, on peut nourrir le sentiment que la littérature n’est plus prioritaire pour la Fondation. Nous n’avons pas de contacts avec ses responsables ni avec les experts du domaine de la littérature. Je n’ai jamais été invité à exposer mes problèmes. Ce que je souhaiterais, c’est un dialogue : en Suisse romande, nous ne sommes que quatre éditeurs littéraires... J’aimerais aussi que la continuité de notre activité professionnelle soit prise en considération, car l’édition est en train de devenir un hobby.
L’aide à la littérature relève de la compétence de Pro Helvetia, mais l’OFC intervient-il aussi dans ce domaine ?
L’OFC joue un rôle très important, puisqu’il accorde une grosse subvention, de l’ordre de plus de 200’000 francs, à l’Association des éditeurs, ce qui lui permet de nous représenter dans une dizaine de salons du livre à l’étranger. Mais cette subvention est remise en cause par la Confédération, comme bien d’autres ! Actuellement, nous assistons au démantèlement des aides les unes après les autres : ainsi, par exemple, l’association des Autrices et auteurs de Suisse a-t-elle supprimé, sans la moindre concertation ou communication, l’aide très précieuse qu’accordait aux éditeurs la Société suisse des écrivains (grâce aux fonds mis à sa disposition par l’OFC). Plus personne ne peut rien assumer ; tout le monde a des problèmes et nous ne savons plus vers qui nous tourner.
En conclusion, je souhaiterais préciser que j’aime ce métier par-dessus tout et que j’aimerais donc pouvoir continuer à l’exercer jusqu’à l’âge de la retraite. Les joies que m’a procurées mon activité éditoriale sont sans commune mesure avec les difficultés que je rencontre actuellement, et le drame familial que j’ai vécu ces dernières années ne peut que m’aider à prendre de la distance. C’est la dernière fois que je m’exprime publiquement sur mes difficultés actuelles : je souhaite consacrer désormais toute mon énergie à la poursuite de mon travail éditorial.