Pascal Couchepin, mécène « éclairci »

Numéro 5 – Décembre 2004

Contre vents et marées, le chef du Département fédéral de l’intérieur tient donc le cap de l’État mécène, au grand dam des affameurs de la culture. Tant mieux. Il ne se rue pas non plus sur la défiscalisation, panacée au désengagement des pouvoirs publics brandie par la revue économique Bilan sous le titre « Ras le bol des artistes assistés ». Re-tant mieux. En revanche, les grands axes de la « politique culturelle durable » qu’il trace tiennent tout à la fois de la poudre aux yeux, du vœu pieux et de la loi du marché. Inspection.

Après avoir joué les apprentis sorciers et passablement pataugé sur le dossier de la culture, Pascal Couchepin a sans doute réalisé qu’il n’avait que trop déroulé le tapis rouge sous les pieds des ennemis de la culture. Quelques semaines après la coupe budgétaire à Pro Helvetia par le Parlement, il déclarait le 14 janvier, à l’ouverture des Journées de Soleure : « L’État doit se comporter en mécène de la culture, en la soutenant sans rien attendre en retour. » Un « sans rien en retour » quand même nuancé : « La liberté que l’on doit accorder aux artistes ne signifie [...] pas que ces derniers peuvent faire n’importe quoi. Ils doivent assumer la liberté qu’on leur donne. Cela comporte des risques, une responsabilité. [...] C’est aux artistes, de concert avec les autorités politiques, qu’il appartient ensuite de gérer ces réactions », précisait-il. Un postulat que partage l’Association enJEUpublic, éditrice de CultureEnJeu, qui n’a d’ailleurs pas attendu cet appel du pied pour s’engager, avec d’autres associations culturelles suisses, à élaborer une Charte des artistes et des arts définissant en quelque sorte les droits et devoirs du monde culturel suisse.

Des paroles aux actes

Lors du séminaire « Culture d’État versus liberté artistique » organisé le 5 février dernier par les partis radical et libéral, Pascal Couchepin ne s’est pas contenté de replacer le principe fondamental de l’État mécène et la liberté des artistes au milieu du village suisse. Il a aussi esquissé les grandes lignes d’une « politique culturelle durable », succinctement axée sur le public et la jeunesse, qui n’annonce pas vraiment des lendemains qui chantent et enchantent. Et à y regarder de près, elle manque singulièrement de cohérence autant que d’envergure. Ainsi, lorsque Pascal Couchepin déclare que « la politique culturelle [...] doit être au cœur de la politique », on ne peut qu’applaudir. Fini, la culture ne sortant de l’ombre qu’à l’occasion de quelque « scandale » ou pour le marchandage de ses subventions au Parlement ? Fini, le rôle terne d’un Office fédéral de la culture (OFC) relégué dans les sous-sols du pouvoir ? Rien n’est moins sûr. Aucun signe tangible ne démontre en effet une volonté quelconque de concrétiser ce slogan prometteur. Ni son refus d’entrer en matière sur l’idée d’un ministère de la culture, plus précisément un Département fédéral de la culture et de l’éducation (voir « La culture selon Pascal Couchepin, CultureEnJeu n° 4). Ni la désignation à la tête de l’OFC de Jean-Frédéric Jauslin, considéré comme un bon gestionnaire. A ce train-là, la culture n’est pas près de palpiter au rythme du cœur du pouvoir et du pays.

Que la culture regagne les bancs de l’école !

S’il est réjouissant de constater que le chef du Département de l’intérieur a renoncé pour l’instant à taper sur la culture élitaire destinée aux élites – comme il l’a fait en décembre dernier dans ces colonnes – son idée de favoriser la « demande » culturelle et de geler, voire de diminuer l’« offre » est à double tranchant. Il est bien sûr louable que l’État veuille sensibiliser la population à l’art pour accroître l’audience de la culture, mais ce n’est pas en créant une institution comme Jeunesse et Culture, la mesurette qu’il préconise, que le courant sera inversé. Pascal Couchepin, qui est aussi ministre de l’éducation, est pourtant bien placé pour le savoir : c’est en priorité à l’école publique que le goût de la création et de l’art doit être inoculé et encouragé, et cela dès le plus jeune âge. Au lieu de cela, ses services taillent allégrement dans les budgets et les programmes jugés superflus pour le bagage professionnel des élèves. Dont l’épanouissement personnel sera assuré par la Star Ac, puisque Pascal Couchepin apprécie l’émission de télé française qui réussit à toucher « un public particulièrement difficile à atteindre, celui des jeunes » ! L’enseignement artistique à l’école se réduit donc comme peau de chagrin : trois heures d’arts visuels sur sept et demie sabrées d’un coup au Cycle d’orientation de Genève, généralisation des cours facultatifs, et même topo avec la musique. Avant d’investir dans un gadget comme Jeunesse et Culture, le chef de l’éducation helvétique ferait donc bien de mettre un peu d’ordre culturel dans la maison école.

Entrée en scène de la loi du marché

Pourquoi Pascal Couchepin induit-il par ailleurs une confusion réductrice entre l’augmentation de l’audience de la culture (la demande) et le volume de la création (l’offre), condamné à stagner, voire à régresser ? Il ne faut pas être grand clerc pour déceler qu’est ici à l’œuvre l’adaptation à la loi du marché de l’État mécène ardemment voulue par certains cercles politiques et économiques. Comme l’UDC, qui « rejette l’encouragement étatique de la culture qui passe à côté du public ». Ainsi, Pascal Couchepin proclame d’une part que « les artistes sont libres de concevoir la culture comme ils le souhaitent » – tout en spécifiant que « la créativité et la liberté d’expression doivent suppléer au manque d’argent » – et brandit d’autre part la menace de la sanction si les créations sont boudées par le public : « Serait-il encore utile de subventionner des institutions culturelles où plus personne ne se rendrait ? » Bien sûr que non, mais l’« offre » culturelle n’est pas réductible à des institutions.

Si la création artistique initiale est préalablement déterminée par le goût du public, comment peut-on parler de liberté de création ?

Elle se décline en maintes démarches créatrices, parfois imposantes, parfois fragiles, parfois rentables, parfois non, qui composent la diversité et la richesse que Pascal Couchepin revendique pour la Suisse. Dès lors, si la création artistique initiale est préalablement déterminée par le goût du public, par ailleurs conditionné par la puissance de feu du marketing – promotion dont la culture aurait davantage besoin que de Jeunesse et Culture ! – comment peut-on parler de liberté de création ? Pour fonder une véritable politique culturelle, il ne suffit pas de brandir des grands principes.

Artistes ou investisseurs assistés ?

Et que pense Pascal Couchepin de la défiscalisation, la dernière « trouvaille » des milieux économiques pour débarrasser les collectivités publiques du « poids » financier que représente l’encouragement de la culture ? Heureusement, rien de bon : « Aux États-Unis, les donateurs sont extrêmement favorisés fiscalement. Cela aboutit à un système dont je ne veux pas. Les riches ne doivent pas pouvoir choisir où ils doivent payer leurs impôts. En donnant à l’Eglise, à la culture ou à la politique, vous choisissez. Ce n’est pas l’idée républicaine qui défend que tout le monde paie ses impôts et que la collectivité choisit la manière de les distribuer », déclarait-il récemment dans la revue économique Bilan (23.2.2005). Laquelle lance ce brûlot sous le titre racoleur « Ras le bol des artistes assistés » signé Ben, artiste « engagé » (on se demande bien par qui !). La défiscalisation, rappelonsle, consiste très simplement à autoriser les contribuables qui investissent dans la culture à défalquer de leur déclaration d’impôt un montant supérieur au montant investi (150 à 200 %). Inutile de dire que ce système n’est pas une « trouvaille » de Bilan ! Au titre de financement additionnel, la France, la Grande-Bretagne, l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique ont adopté ce système pour le cinéma, sans pour autant supprimer le pilier central des aides étatiques. Un projet similaire, lancé en 2003 par l’association genevoise Fonction : Cinéma, suscite un certain intérêt, mais est resté lettre morte pour l’instant. Motif : la fiscalité suisse et ses vingt-six systèmes cantonaux différents représente un handicap presque impossible à surmonter. Ses détracteurs considèrent en outre que si l’État est en mesure de consentir un « cadeau » fiscal à des investisseurs, il peut tout aussi bien l’offrir directement à la culture !

Quelles ambitions pour la culture ?

Après une entrée fracassante dans le jardin de la culture, Pascal Couchepin avance donc maintenant à pas mesurés. Et exprime ses intentions sans entrer dans le détail. Quelles solutions envisage-t-il à la multiplicité des officines culturelles fédérales ? « L’encouragement de la culture ne doit pas donner lieu à une bureaucratie démesurée. Il faut éviter les doubles emplois et faire en sorte que les moyens à disposition aillent aux artistes. » Faut-il déduire de ses propos qu’une fusion de l’OFC et de Pro Helvetia est dans l’air ? C’est ce qui se murmure en coulisses, mais il faudra probablement attendre le départ d’Yvette Jaggi de la présidence de Pro Helvetia, à la fin de l’année, pour que cette hypothèse se confirme. Ou non. On est donc encore loin d’une politique culturelle d’envergure déployant ses effets bénéfiques sous l’égide d’un ministère de la culture, tant en Suisse qu’à l’étranger. Comment d’ailleurs l’espérer quand le principe de subsidiarité entre communes, cantons et Confédération est érigé en vertu ? « L’État doit soutenir la culture en restant discret », affirme Pascal Couchepin. Sous prétexte qu’il faut se garder comme de la peste de la culture d’État – que les milieux artistiques ne souhaitent pas ! – veut-on s’interdire toute ambition nationale et internationale ? Il y a là un pas qu’il conviendra de franchir. Les incessantes passes d’armes entre le département de M. Couchepin et le Département des affaires étrangères – qui, soit dit en passant, « n’instrumentalise » pas la création artistique, mais diffuse des œuvres existantes à des fins pacificatrices – n’y contribuent évidemment pas.