Référendum à Fribourg : les ressources de la culture en jeu

Numéro 5 – Décembre 2004

Le 14 décembre dernier, le Grand Conseil fribourgeois approuvait une loi taillée sur mesure pour les fabricants et les exploitants de machines à sous, déjà privilégiés dans le canton. Cette libéralisation du marché au détriment de la Loterie Romande, lourde de conséquences pour les associations d’utilité publique qui bénéficient de son soutien, fait aujourd’hui l’objet d’un référendum. En jeu : l’avenir de la vie culturelle à Fribourg, sans parler du social et du sport. Si la récolte des signatures est en bonne voie, explique Jean-François Steiert, député socialiste au Grand Conseil et membre du comité référendaire, la bataille n’est pas encore gagnée.

Seul canton romand à autoriser les machines à sous hors des casinos, Fribourg se trouve aujourd’hui au cœur de la guerre économique qui fait rage entre les loteries et les maisons de jeux, fabricants et exploitants d’automates. Alors que les machines à sous de hasard seront remplacées le 1er avril par d’autres appareils dits « d’adresse », l’affrontement se cristallise autour de la révision de la Loi cantonale sur les machines à sous et les salons de jeu.

L’industrie des bandits manchots, dont les fleurons Escor et Proms sont établis dans le canton, s’est battue pour une libéralisation du marché qui menace les bénéfices – déjà bien maigres à Fribourg – de la Loterie Romande. Au-delà des enjeux commerciaux se joue le sort des 360 associations ou institutions culturelles, sociales et sportives qu’elle soutient à hauteur de 18 millions de francs.

Ramdam au Grand Conseil

En novembre dernier, le Grand Conseil votait un premier projet de loi exauçant les vœux de libéralisation du lobby des machines à sous. Réalisant l’ampleur de l’enjeu, les bénéficiaires de la Loterie Romande font alors entendre leur voix et le projet voté en deuxième lecture inverse la vapeur. Les défenseurs de l’utilité publique remportent toutefois une victoire des plus éphémères, comme le raconte le député socialiste Jean-François Steiert : « Cinq ou six députés ont changé d’avis entre la deuxième et la troisième lecture. Ce revirement était tellement grossier qu’il a surpris beaucoup de monde et suscité des réactions très fortes. Lorsque des gens approuvent un projet de loi et votent exactement le contraire une demi-heure plus tard, c’est choquant. On se demande pourquoi. Depuis que je suis au Grand Conseil, je n’ai jamais vu un changement aussi radical entre deux lectures. C’était d’autant plus frappant qu’il s’agissait d’un groupe de personnes venant de la même région et du même parti... Nous avons eu l’impression que certains députés étaient manifestement très sensibles aux seuls intérêts privés de deux entreprises plutôt qu’à l’intérêt public pour lequel ils ont été élus. » Le projet adopté présente en effet une ligne claire : la mise maximale des machines àsouspassede2à5francs par partie et par appareil, les gains sont désormais illimités et le nombre d’automates est porté de deux à dix par salon de jeu.

Au-delà des enjeux commerciaux se joue le sort de 360 associations ou institutions culturelles

Ce vote rocambolesque apparaît comme le fruit d’un débat qui ne l’a pas moins été. Le député UDC Joe Genoud a notamment distribué au Grand Conseil une photographie truquée qui lui vaut une plainte pénale de la Loterie Romande pour calomnie et dénigrement. Une tentative de conciliation sous l’égide du préfet de la Sarine Nicolas Deiss doit avoir lieu fin avril. « Sans parler du député PDC Damien Piller, lié à Proms Automates, qui a reproché à la Loterie Romande de faire du chantage auprès de ses bénéficiaires ! Il y avait donc beaucoup de mauvaise foi. », conclut Jean-François Steiert.

Mobilisation générale

Le retournement de situation en troisième lecture laisse un goût amer, mais le jour même, la décision est prise de lancer un référendum. Une quarantaine de députés, majoritairement de gauche mais aussi du Parti chrétien-social (PCS) et du Parti démocrate chrétien (PDC), intègre le comité référendaire aux côtés des nombreux bénéficiaires de la Loterie Romande. La mobilisation se fait ainsi au-delà des sensibilités politiques, comme l’explique le député Jean-François Steiert : « Une quinzaine d’associations culturelles nous ont suivi dès le lendemain et d’autres nous ont vite rejoint. C’est un mélange assez hétéroclite, avec des associations sociales, des crèches et des garderies comme des clubs proches des milieux qui ont voté la révision, mais qu’on pourrait difficilement soupçonner d’étatisme ou de gauchisme primaire ! Il est par contre plus difficile de rallier les institutions sportives, qui bénéficient souvent en partie de soutiens des propriétaires privés d’appareils de jeu... »

Lancée le 1er janvier dernier à minuit et une minute à la salle de concert Fri-Son, la chasse aux 6000 signatures nécessaires commence fort. Dix jours plus tard, on en compte déjà 1000 et 3500 le 1er mars. « Et ce ne sont pas trois militants très assidus qui récoltent des signatures en ville : on en reçoit de toutes petites communes du fin fond du canton, précise Jean-François Steiert. Et dans un couvent, une cinquantaine de sœurs ont signé le référendum ! » Le combat n’est pas gagné d’avance pour autant. Diverses actions sont planifiées dans tout le canton jusqu’au délai du 31 mars : au Festival de films de Fribourg, devant les supermarchés Coop dans le district de la Singine, mais aussi à Romont, Morat ou Châtel-StDenis. Et les acteurs de la culture n’hésitent pas à prendre la parole à la fin des représentations dans les salles de spectacles et les théâtres : « Lorsque la personne qu’on vient d’applaudir sur scène vous dit que vous risquez de ne plus jamais voir ça parce qu’elle n’aura plus les moyens pour le faire, le message est crédible et passe bien ! », renchérit le député socialiste.

Tout à perdre

Cette mobilisation témoigne d’une prise de conscience. Ceux qui soupçonnaient la Loterie Romande de crier au loup pour sauvegarder ses parts de marché ont réalisé que les conséquences d’une plus grande libéralisation risquaient de se chiffrer en millions. Terre d’accueil des bandits manchots depuis 1968, le canton profite néanmoins de la clé de répartition des bénéfices de la Loterie Romande, qui prend en compte à parts égales le revenu des jeux et la population de chaque canton. L’entraide romande est donc mise à l’épreuve, comme le souligne Jean-François Steiert : « Si la solidarité romande signifie que les autres cantons donnent un montant supplémentaire à Fribourg, qui en profite par ailleurs pour faire encore plus de bénéfices du côté privé, certains trouveront ça un peu saumâtre ! Si la clé est modifiée, 6 à 7 millions vont disparaître. Une somme très importante comparée au budget des institutions culturelles, sociales et sportives du canton. »

Ceux qui soupçonnaient la Loterie Romande de crier au loup pour sauvegarder ses parts de marché ont réalisé que les conséquences d’une plus grande libéralisation risquaient de se chiffrer en millions

Et si les appareils de jeu représentent des emplois dans le canton, argument asséné par le lobby des machines à sous, l’argent redistribué par la Loterie Romande également : des postes administratifs dans les associations culturelles et les théâtres, des emplois dans les crèches, des prestations artistiques locales sollicitées par les institutions culturelles, etc.

Mauvais élève de la Loterie Romande, Fribourg a donc tout intérêt à réviser sa copie. Mais il faudra d’abord déposer le référendum, attendre que la Chancellerie valide les signatures et que le Conseil d’État fixe une date pour la votation populaire, qui aura probablement lieu fin septembre. Et si le peuple de Fribourg récuse la révision – la loi resterait en vigueur dans le cas contraire – seul un plébiscite flagrant permettra de faire pression au Grand Conseil lorsqu’un nouveau projet sera discuté. La révision à venir aurait alors pour bases des dispositions plus favorables à l’intérêt public, vraisemblablement proches de celles acceptées en deuxième lecture. En attendant, rendez-vous à Fribourg le 31 mars pour le dépôt du référendum.