Le religieux et le politique peuvent-ils vivre ensemble ?

Numéro 52 – Décembre 2016

L’Occident s’est construit en symbiose avec l’Église chrétienne et la séparation entre les sphères politique et religieuse ne s’opère que lentement, au rythme de violentes secousses. L’histoire s’accélère lorsque triomphe la Réforme, qui repense fondamentalement le rapport entre l’individu et Dieu. Comment organiser le politique alors que l’individu est habilité à façonner la relation qu’il compte entretenir avec lui ? L’idée d’une rupture entre l’ordre divin et le pouvoir temporel se répand. La Suisse invente dans le courant du XVIème siècle le principe selon lequel chaque individu adopte la religion choisie par ses autorités politiques. La guerre de Trente ans le généralisera.

Un pas supplémentaire est franchi sous l’égide des Lumières. Plus anticléricales en France qu’en Allemagne, elles accréditent le divorce entre le politique, en voie d’automomisation, et l’Église. Mais l’Église catholique se rebiffe et, dans les contrées où son influence demeure prégnante, continue à exercer un pouvoir moral qui en impose au pouvoir séculier. La France postrévolutionnaire se trouvera aux avant-postes d’une lutte de plus en plus tendue entre l’Eglise, à laquelle chaque parcelle de son antique prédominance est contestée, et un pouvoir civil qui compte expulser définitivement le religieux de son rayon d’action. Au « écrasons l’infâme » de Voltaire succède la lutte farouche de Léon Gambetta contre « l’alliance monstrueuse entre ceux qui mitraillent et ceux qui bénissent les mitrailleuses » ... La laïcité prend son envol dans les années 80 du XIXème siècle, sous l’autorité de Jules Ferry, qui mènera le combat jusqu’à la séparation définitive entre l’Église et l’État en 1905. Dans un langage presque mystique, Ferdinand Buisson transforme la laïcité en une sorte de religion de substitution sous les auspices d’un anticléricalisme absolu et d’un libéralisme religieux recroquevillé dans la sphère privée.

La remise de l’instruction secondaire aux jésuites dans le canton de Lucerne n’a-t-elle pas mis le feu aux poudres ?

L’histoire de la Suisse, à cheval sur la frontière des langues et des confessions, est elle aussi marquée par le facteur religieux. Chaque canton peut déterminer sa confession. Mais qu’advient-il au moment où il est question d’unifier davantage la fédéraliste Helvétie ? Si la guerre du Sonderbund ne constitue pas un conflit religieux, il creuse un fossé entre la Suisse plutôt protestante et libérale et les cantons agricoles, catholiques et conservateurs. La remise de l’instruction secondaire aux jésuites dans le canton de Lucerne n’a-t-elle pas mis le feu aux poudres ? Alors que l’Église durcit ses positions, déclare la guerre à la modernité avec son Syllabus promulgué en 1864 et rêve d’ériger un évêché dans la cité de Calvin, l’ambiance s’enflamme. Le Concile de Vatican 1, en promulguant l’infaillibilité du pape, provoque des réactions outragées en Allemagne et en Suisse. Le Kulturkampf débute et imprègne les débats constitutionnels qui s’étendront de 1871 à 1874. Les cantons radicaux se rallient derrière l’étendard de la laïcité, notamment dans le domaine sensible de l’école. Mais ils refusent de proclamer la séparation de l’Église de l’État ; seul Genève franchira le pas, en 1907. Cette doctrine ne divisait-elle pas également les protestants ? Dans le canton de Vaud, en 1847, après la victoire des radicaux, la fondation de l’Église libre opposée à l’Église nationale consacre également une fracture entre les tenants d’une soustraction stricte de l’Église au magistère de l’État et ceux qui la refusent, pour renforcer l’Église dans son rôle de pilier moral de l’action étatique.

Au cours du XXème siècle, la sécularisation galopante de la société aboutit à une sorte de séparation de fait entre l’Église et l’État, que l’individualisme engendré par la révolution culturelle et philosophique des années 60 stimule. Et, tout à sa célébration annoncée par Nietzsche de la mort de Dieu, l’Occident n’avait toutefois pas prévu le retour au premier plan de l’islam. On avait feint d’ignorer que cette religion avait déjà sous-tendu maints mouvements révolutionnaires et anticolonialistes des XIXème et XXème siècles. Or elle était omniprésente. Et sa résurgence frappe l’Occident là où il est le plus faible, dans son rejet d’une spiritualité d’obédience religieuse susceptible de guider le politique, désormais placé sous la tutelle des droits de l’homme. L’islam, sourd à l’idée d’une séparation entre le religieux et le politique, fondé au contraire sur leur fusion, renverse tous les présupposés philosophiques d’un Occident stupéfait d’être rattrapé par une histoire qui n’a, en réalité, jamais enterré le religieux.