Les ambiguïtés de la laïcité

Numéro 52 – Décembre 2016

Le débat autour de la laïcité manque de clarté. Le concept le plus généralement admis est celui d’une neutralité de l’État dans les questions religieuses. Elle s’est réalisée dans la culture occidentale sous une forme de séparation entre l’Église et l’État selon des modalités différentes, selon les pays et en Suisse selon les cantons.

La séparation de l’État et de l’Église appartient en effet à la nature du christianisme, selon la célèbre parole du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Elle a entraîné la rupture du christianisme avec la théocratie juive, le conflit avec le culte de l’empereur romain, les tensions médiévales entre le pape et l’empereur et les confrontations modernes avec l’absolutisme d’État. Elle s’est exprimée de façon spectaculaire dans la lutte entre le pape Boniface VIII et le roi de France Philippe le Bel. Le pape affirme la suprématie spirituelle mais le roi, lors de l’attentat d’Agnani, montre que, dans les faits, c’est la force militaire qui l’emporte. Ce sera régulièrement le cas, les princes voulant conserver la possibilité de nommer eux-mêmes les évêques et les abbés des monastères et soumettre ces derniers à l’impôt.

L’Etat français se trouve sur le fil du rasoir entre une véritable acceptation de la dimension religieuse et la nécessité de faire respecter la paix civile.

Mais le spirituel ne se laisse pas si facilement abattre, il sait faire naître des dissidences tenaces. Le roi d’Angleterre Henry VIII devra le constater. Après avoir pris de sa propre initiative la tête de l’Église anglicane, il suscite la réaction des catholiques, bien sûr, mais aussi des puritains et autres dissidents. Certains d’entre eux émigrent en Amérique du Nord, où ils fondent la Nouvelle Angleterre. Organisés contre l’emprise royale, ils instaurent une séparation Église-État destinée à protéger leur liberté religieuse. La Constitution américaine de 1787, qui en découle, offre donc un asile aux communautés religieuses persécutées dans leur pays d’origine. En profitent aussi bien les Écossais presbytériens que les Irlandais catholiques, sans compter d’autres minorités allemandes ou polonaises. La Constitution suisse de 1874 va s’inspirer en partie du système nord-américain. Rappelons que la séparation Église-État du canton de Genève en 1907 a été voulue et obtenue par les catholiques pour les mêmes raisons.

La Révolution française a pris un autre chemin. Fidèle aux traditions gallicanes, elle met sur pied une constitution civile du clergé sans tenir compte du pape. Cela provoque une division profonde du pays, dont les conséquences se font sentir encore aujourd’hui. Elle tente de déchristianiser le pays : suppression du dimanche et des jours de fête, désacralisation des églises, persécution du clergé réfractaire. Poussant plus loin, Robespierre crée une religion nationale, en instaurant le culte de l’Être suprême et en déclarant que la République croit en l’« immortalité de l’âme ». La Terreur se déchaîne contre les ci-devant, les religieux, la paysannerie catholique mais également contre les athées (hébertistes), qui périssent sur l’échafaud en tant que rebelles au dogme républicain. Cette religion d’État, violente et dictatoriale, se situe aux antipodes de la laïcité telle que la comprend la modernité. Elle bafoue à la fois la séparation des pouvoirs, les droits de l’homme, la liberté de conscience, sans parler de la démocratie. Comme elle identifie, dans les discours de Saint-Just, Révolution et République, elle introduit le soupçon d’une incapacité de la République française à intégrer la liberté religieuse.

Napoléon calme le jeu mais la Troisième République de 1870, violemment anticatholique, instaure dès 1905 une séparation de l’Église et de l’État, qui ferme 2.500 écoles catholiques, expulse du territoire national par centaines des congrégations religieuses constituées de citoyens français et s’approprie leurs biens (« le milliard des congrégations »). Jules Ferry confie aux instituteurs, « hussards de la République », la responsabilité d’inculquer une morale républicaine, qui devient le but prioritaire de l’éducation. Le conflit entre la « laïque » comme on appelait l’école d’État, et la « libre », à majorité catholique, prenait donc des allures de guerre de religion.

A la suite du gouvernement Mitterrand, un équilibre s’est instauré avec l’enseignement catholique. Cependant Vincent Peillon, ministre de l’éducation nationale, insinue dans son ouvrage La Révolution française n’est pas terminée (2008), la nécessaire éradication du christianisme pour atteindre une véritable laïcité. Pour y parvenir, dit-il, « il faut être capable de l’arracher [l’élève] à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel ». Cela ne va pas faciliter les relations avec l’islam, qui se radicalise actuellement, ni avec un catholicisme qui se sent poussé aux marges d’une nation qu’il a pour une large part constituée. L’Etat français se trouve sur le fil du rasoir entre une véritable acceptation de la dimension religieuse et la nécessité de faire respecter la paix civile. Pour y parvenir, il doit s’interdire de faire de la laïcité une nouvelle forme de religion civile.