Le canard déplumé… … à protéger par la Constitution ?

Numéro 53 – Mars 2017

Le secteur audiovisuel public pourrait disparaître en Suisse au soir d’une votation en 2018 déjà. Celui de la presse privée est progressivement déserté par ses propriétaires alémaniques, tandis que celui de la publicité suisse est aspiré par les plateformes mondiales. La mécanique reliant les médias à la démocratie suisse semble grippée. Et s’il n’y avait qu’une seule façon de sauver les médias du désastre – leur offrir une protection dans la Constitution ?

« No Billag », une arme de destruction massive de la démocratie suisse

Contrairement à ce que nous disions dans CEJ lors du lancement en 2015 de cette initiative, « trop excessive pour être vraiment dangereuse » [1], l’initiative « No Billag » recelle un pouvoir de toxicité maximal. Elle s’apprête à détruire la seule institution qui permette à des programmes élaborés en Suisse de tenir tête à la concurrence audiovisuelle internationale. Uniquement axée sur la suppression du financement de la radio-TV, elle risque d’être perçue comme une occasion de soulager le budget du citoyen sur le dos d’une institution « trop protégée ».

« Ne payez plus pour ce que vous ne regardez pas » : la génération qui ne regarde plus « le poste » et qui n’écoute plus « la radio » pourrait être séduite. Dans un contexte de numérisation galopante, où les médias entrent en crise au niveau mondial, « No Billag » n’aura guère de peine à se présenter comme le fer de lance de cette tendance à la gratuité. Une stratégie en tenaille qui se combine avec l’offensive politique des forces de droite qui veulent s’emparer des médias privés et détruire les médias publics. En Suisse, ces forces s’emparent de journaux d’importance régionale [2]. S’il est facile de contrer l’affirmation des initiants à propos du prétendu « monopole » de la SRG SSR alors que le marché audiovisuel suisse est dominé aux deux tiers par les chaînes étrangères [3], l’initiative va chercher à se profiler comme un plébiscite sur l’utilité et la qualité des programmes.

L’élève SRG SSR n’a qu’à bien se tenir, si ses performances sur l’écran noir déplaisent, il sera envoyé non pas au coin, mais à l’échafaud !

Au final, le risque est grand que le citoyen suisse ne se sente pas directement concerné par un débat qui se focaliserait autour de la défense de la SRG SSR, de ses employés et de ses programmes. Il faut mener une campagne qui permette à la question réellement en jeu de faire surface : le service public, menacé lui aussi par la migration des générations les plus jeunes vers la consommation numérique, est un pilier essentiel du pays, de sa vie démocratique, de sa cohésion régionale et sociale, autant que les médias privés. Patrick-Yves Badillo : « Nos sociétés numériques doivent réinventer les médias. Sinon, la désinformation, les fractures et divisions de toutes sortes seront de plus en plus amples » [4].

Il faut sauver ensemble la radio-TV et la presse, en leur donnant les moyens notamment de rétablir le contact avec les jeunes à l’ère numérique.

Journalisme et intervention de la collectivité
 

Impressum, la plus grande des trois associations de journalistes de la presse imprimée, a rejoint le SSM et Syndicom dans la coordination médias pour tous en décembre, et a créé un groupe journalisme et démocratie dont l’absence se faisait cruellement sentir depuis longtemps, mais l’intervention de la collectivité dans le destin de la presse est encore considérée en Suisse alémanique et au Tessin comme incompatible avec la liberté de la presse.

« M. Spillmann et Mme Leuthard rejettent un renforcement du soutien financier de l’Etat. Celui-ci peut investir plus dans la formation des journalistes, selon la conseillère fédérale. Mais un soutien direct n’entre pas en ligne de compte. » [7]

Mais les avis évoluent au fur et à mesure que la crise de la presse se creuse. Les convictions anti-étatiques s’effritent. L’étude TA-Swiss de M. Puppis relève que les médias orientés vers une information au service de la démocratie ne pourront pas survivre sans une aide publique.

De nouveaux modèles font leur apparition, plus aptes à garantir la liberté rédactionnelle que les projets classiques de fondation fédérale ou de subventions directes, comme le Pacte de l’Info proposé par médias pour tous, qui rencontre un réel écho [8]. Mais le débat risque de se disperser dans la confrontation des différents modèles de soutien à la presse et au journalisme démocratique, face à un No Billag qui ne fait pas de quartier. Il faut un objectif fédérateur : une protection de la presse dans la Constitution.

La presse privée se noie, et pourtant elle n’ose appeler à l’aide…

Une enquête parue dans la revue Edito no5/2016 [5] fait bien ressortir les angoisses des journalistes : « Le conflit public-privé n’a pas de sens si à la fin tout le monde perd ». Le secteur privé de la presse est en passe de s’effondrer à une vitesse hallucinante, moins pour des raisons politiques que sous l’effet du tsunami numérique. Une étude publiée en janvier par Manuel Puppis de l’Université de Fribourg a montré que les ressources publicitaires de la presse ont passé de 2 milliards en l’an 2000 à 700 millions en 2015. La Suisse romande est déjà en train de prendre conscience que les décisions concernant l’avenir de ses principaux titres ne lui appartiennent plus : 24 Heures, Tribune de Genève, le Temps, L’Hebdo voient leurs rédactions se réduire et peuvent disparaître ou être vendus d’un jour à l’autre à des groupes internationaux (s’il s’en trouve qui veuillent encore risquer leurs capitaux sur ce marché de plus en plus étriqué). Ou bradés à un oligarque à la Murdoch ou à la Blocher cherchant à répandre sa propagande. La Suisse alémanique peut croire plus longtemps à la solidité financière de sa presse : Tamedia est rentable en Suisse, Ringier le reste comme groupe multinational, mais AZ Medien (qui possède la seule chaîne TV commerciale « rentable » de Suisse : Telezüri), connaît des difficultés croissantes. La feuille de santé financière de ces groupes détermine leur degré d’ouverture face à une aide publique à la presse : nul chez Tamedia, moins fermé chez Ringier qui s’allie avec le service public pour la publicité (Admeira), et de plus en plus élevé chez AZ Medien [6].

Jusqu’à récemment, le rédactionnel était naturellement financé par la publicité et par les petites annonces. Aujourd’hui, la publicité s’évapore dans les nuages numériques, et pour la première fois depuis des siècles, bien que le secteur soit encore plus rentable depuis qu’il a migré sur internet, par la volonté des éditeurs, les petites annonces ne sont plus utilisées pour financer le rédactionnel. Derrière les assurances de façade, les éditeurs ont chacun leur stratégie en vue de déserter le secteur du journalisme imprimé. Le capital s’apprête à s’enfuir – c’est à la collectivité de prendre sa place.

Un choix du Parlement ou des citoyens ?

La votation No Billag en 2018 et le débat sur le service public de la SRG SSR qui la précède se rapprochent au galop. D’un côté, les employés de la radio-TV s’activent fortement pour que la société comprenne qu’il ne s’agit pas en premier lieu de leurs places de travail mais de l’avenir même de la démocratie et de la cohésion du pays. De l’autre, les journalistes de la presse privée voient s’amonceler les nuages noirs sur leur secteur « privé », sans savoir par quel moyen empêcher la catastrophe. Ce retard à opérer la jonction entre secteur privé et secteur public risque d’être la cause à court terme d’une grave défaite du service public, après laquelle il ne sera même plus question de chercher à se battre pour la presse privée. Il n’y a pas d’autre issue que de réunir sans tarder les médias privés et publics sous la même bannière. Quelle sera-t-elle ?

No Billag, No Limit
 

No Billag est une porte ouverte à toutes les démagogies, toutes les promesses invérifiables. Comment le service public suisse qui diffuse quatre programmes généralistes dans quatre régions linguistiques et culturelles différentes pourrait-il résister à un plébiscite qui propose au peuple d’économiser « la taxe audiovisuelle la plus élevée du monde » ? Comment lutter contre un mensonge qui prétend que grâce à No Billag ou à un contre-projet des Chambres, le secteur privé fera des programmes plus populaires pour moins cher, et même gratuitement ? Comment empêcher que les employés de la radio-TV au bénéfice d’une convention collective ne soient présentés comme des fonctionnaires privilégiés, alors que les journalistes alémaniques du privé n’en ont plus ? etc. etc.

Vu le danger qu’une nouvelle loi sur les médias échoue devant la majorité parlementaire, il faut placer le peuple devant la seule vraie alternative : voulez-vous détruire les médias (No Billag) ou leur offrir une protection dans la Constitution ? Une initiative populaire médias pour tous qui garantit la protection des médias dans la Constitution sera face à No Billag une alternative rassembleuse, claire, limpide, dès le début de la récolte de signatures en 2017. Une initiative soutenue très largement par les milieux des médias, qui prévoit un soutien à la presse tant publique que privée, au lieu d’être perçue comme une défense des privilèges de l’audiovisuel, apparaîtra comme un effort collectif du pays pour assurer aux médias un avenir dans les tourbillons de l’ère numérique. Elle ne laissera pas la campagne s’enliser dans la question-piège : « êtes-vous pour ou contre les programmes de la SRG SSR ? », mais elle interpellera chaque citoyen suisse dans ses convictions profondes : « Voulez-vous des médias écrits, parlés et audiovisuels produits dans votre pays, dans votre région, dans votre langue ? »

Seule une initiative populaire peut contourner la majorité parlementaire actuelle et faire naître un large engouement civique, alors qu’une campagne resserrée autour de la défense de la SRG SSR devrait affronter une coalition totalement hétéroclite d’adversaires de cet impôt-redevance, d’ultra-libéraux, de déçus des programmes alémaniques, de jeunes complètement indifférents aux médias et partisans de leur gratuité.

Une loi sur les médias trouvera-t-elle la majorité parlementaire ?
 

Mme Leuthard est en train d’élaborer un projet de loi sur les médias qui devrait servir d’alternative à tous ceux qui seraient tentés soit par l’initiative No Billag de suppression du service public, soit par un contre-projet des Chambres visant « seulement » son amputation. Sur quels fondements constitutionnels appuyer une telle loi ? Il y a la mention de la liberté des médias (art. 17), l’art 93 sur la radio-TV et l’art 103 sur la politique structurelle, qui permet d’envisager un soutien « aux branches économiques et aux professions économiquement menacées », « si les mesures d’entraide que l’on peut raisonnablement attendre d’elles ne suffisent pas à assurer leur existence ». Mais, outre la difficulté de rédiger une loi qui, tout en protégeant la SSR, ne dispose que d’aussi vagues bases constitutionnelles pour apporter un réel soutien au journalisme de qualité dans tous les médias, le principal obstacle sur cette voie se présente en bout de course : il lui faut obtenir une majorité parlementaire. Et sur ce point la Présidente de la Confédération, qui a mené jusqu’ici fort bien la barque du service public, n’est guère assurée d’en trouver une, même si son propre parti la soutient unanimement, ce qui n’est même pas garanti.

[#1] Elle interdit sans nuance toute aide publique à la radio-TV
[#2] Bâle, peut-être bientôt Berne, on parle aussi du lancement par M. Blocher d’un journal du dimanche.
[#3] Badillo P.-Y., Bourgeois D., Deltenre I., Marchand G.
« Médias publics et société numérique. L’heure du grand débat », Slatkine 2016
[#4] id
[#5] edito.ch/fr Le magazine suisse des médias, no 5 oct 2016
[#6] voir les citations respectives dans CEJ no 52
[#7] ATS, 21.09.2016 Markus Spillmann est un ancien réd. en chef de la NZZ.
[#8] Le Pacte de l’info, consultable sur https://www.cultureenjeu.ch/