Édito n°6, mai 2005 – Pour tordre le cou au mythe de l’artiste « assisté »

Numéro 6 – Mai 2005

Un très grand musicien de jazz romand qui tourne régulièrement dans le monde entier, gagne largement moins qu’un instituteur. Une écrivaine, dont la renommée a largement franchi les frontières et qui réalise les meilleures ventes en Suisse romande, boucle ses fins de mois en continuant à faire du journalisme. Pour savourer le plaisir rare de se retrouver sur scène, une comédienne joue notamment les boute-entrain chez des notables.

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Illustration © 2005, Bruno Racalbuto

Un sculpteur réputé jongle entre son art et l’enseignement pour nourrir cinq bouches – « sept » avec son atelier ! Le credo interculturel d’une créatrice de spectacles, sans doute jugé incompatible avec la politique de renvoi des migrants, ne trouve plus grâce aux yeux des décideurs de l’aide publique... Pour les artistes, parler de leurs conditions de création ne va pas de soi. La diffusion de leurs œuvres, déjà, n’est pas des plus facile. Pendant ce temps, un autre artiste romand, Ben, clame qu’il en a « ras le bol des artistes assistés ». Peut-être est-il en rogne contre des artistes visuels mieux placés que lui auprès des commissions d’achats d’œuvres ? C’est son droit. Mais alors pourquoi diable afficher cet agacement en couverture du magazine Bilan ? Pour lancer sa croisade « antigaspi », ce journal branché n’a rien trouvé de mieux que de taper sur les plus faibles. Quel faux « bilan » on nous sert là !

Pour obtenir une aide publique (ajoutons-y les dons de la Loterie Romande, parfois plus importants que les subsides communaux, cantonaux ou fédéraux), les artistes se retrouvent forcément en concurrence avec d’autres créateurs, d’autres troupes et sociétés de production, ou d’autres projets de films, de pièces, de tournées, d’expositions... Cette rivalité est souvent féroce. Et rien n’est jamais garanti : l’assistance publique, comme on dit péjorativement, se gagne au couteau. Si l’image peut paraître excessive, la réalité est tout aussi dure psychologiquement.

Ce numéro de CultureEnJeu l’illustre malheureusement que trop bien : en Suisse, l’artiste « assisté » est un mythe. Pour un seul « assisté », combien restent sur le carreau ? Certains continuent quand même leur musique, leur tournée, leur livre, leur film... Ce qui permet à tous les grippe-sous de susurrer perfidement que la culture est bien assez soutenue en pays romand, puisque profusion artistique il y a !... Mais dans des conditions de survivance que seule justifie la passion.

Après avoir constaté la confusion de la majorité des élus du parlement cantonal fribourgeois, c’est bel et bien à l’arbitrage du peuple qu’il est fait appel pour trancher le débat entre la richesse socio-culturelle et l’enrichissement de gros contribuables. Les députés fribourgeois se sont donc contorsionnés pour savoir s’il valait mieux défendre deux usines de machines à sous et 200 emplois – dont quelques dizaines seulement dans le canton, contrairement à ce que l’on veut faire croire ! – au risque de détruire, par ricochets prévisibles, l’édifice exemplaire d’une loterie intercantonale solidaire dont les Fribourgeois profitent largement. Face à la redistribution en Suisse romande de 170 millions de francs au social, à la culture et au sport, le débat sur l’utilité publique va-t-il être noyé sous l’argument économique ? La véritable question que les artistes de toute la Suisse romande sont invités à se poser est la suivante : le bénéfice des jeux doit-il servir à financer des activités toujours plus négligées par l’État ou à payer la piscine, la résidence secondaire ou la nouvelle décapotable de quelques privés ?