Fribourg – Votation décisive pour la culture romande

Numéro 6 – Mai 2005

À Fribourg, 360 associations bénéficient de l’aide de la Loterie Romande. Aujourd’hui, elles sont sur le pied de guerre : un référendum lancé contre la décision du Grand Conseil fribourgeois de favoriser les appareils et les salons de jeu, au détriment d’une redistribution des bénéfices à l’utilité publique, a abouti avec succès. Reste maintenant à gagner la bataille des urnes, qui aura probablement lieu fin septembre. La Loterie Romande, déjà pénalisée par une politique cantonale très libérale concernant les machines à sous – produites par deux usines locales ! – risque en effet de devoir revoir son mécénat à la baisse. Au-delà de Fribourg et de sa vie culturelle, c’est le principe même de l’affectation des recettes du jeu qui est menacé. Face au spectre d’une future libéralisation des loteries, déjà tentée à l’échelle nationale, l’association enJEUpublic investira ses forces dans la campagne à venir. Car vu l’ampleur de l’enjeu, nous sommes tous Fribourgeois !

Le 31 mars dernier, le référendum cantonal contre la loi fribourgeoise sur les appareils et salons de jeu a été déposé par le Comité « Non au démantèlement des associations d’intérêt public ». Rares sont les référendums qui ont obtenu un tel écho dans le canton : avec près de 9000 signatures sur les 6000 requises, la libéralisation du marché des machines à sous préconisée par cette loi et la redistribution des bénéfices du jeu à l’utilité publique, incarnée par la Loterie Romande, suscitent dans la population un intérêt manifeste. Dans le district de la Sarine, la ville de Fribourg et sa périphérie en rassemblent certes 4958, mais on en compte aussi beaucoup dans des régions rurales comme La Glâne, et seules quelques communes n’ont récolté aucune signature. La mobilisation dépasse aussi les clivages politiques.

Depuis que la loi fédérale sur les maisons de jeu a ouvert le marché suisse aux casinos, le souci des intérêts privés prévaut à Berne au mépris du principe de redistribution à l’utilité publique

Fondé par quatre députés de gauche ou du centre, le comité référendaire a vite été rallié par une quarantaine de députés du Parti socialiste (PS), du groupe Ouverture, des Verts, du Parti chrétien-social (PCS) et du Parti démocrate chrétien (PDC). Cela dit, le succès du référendum tient avant tout à l’engagement rapide et spontané de quelque 300 associations et institutions en tous genres soutenues par la Loterie Romande – quand bien même ses bénéfices dans l’unique canton romand à autoriser les machines à sous hors des casinos sont fort modestes. Seule ombre au tableau, la faible représentation des clubs et associations sportives que les casinos et les entreprises d’automates de jeu sponsorisent pour soigner leur image et brouiller les cartes : les sommes investies ici ou là dans le sport, plus populaire que le social ou la culture, font pâle figure face aux 14,5 millions de francs redistribués par la Loterie Romande. Mais financer le fameux club de hockey sur glace FribourgGottéron plutôt que le chœur de Corpataux-Magnedens présente assurément l’avantage d’une grande visibilité à moindre coût. Le large écho du référendum est toutefois de bon augure pour la votation à venir. La Loi cantonale sur les appareils et salons de jeu devrait être soumise au verdict populaire le 25 septembre.

Un enjeu national

Dans son argumentaire, le comité référendaire met en exergue les trois effets néfastes de la loi approuvée par le Grand Conseil fribourgeois le 14 décembre dernier. Si elle prive avant tout de nombreuses associations d’intérêt public d’une part des bénéfices reversés par la Loterie Romande, il faut aussi prendre en considération ses graves conséquences sociales : les jeux aux gains illimités qu’elle autorise stimulent la dépendance pathologique, problème de société que l’État devrait assumer financièrement dans un canton transformé en casino géant par les ambitions commerciales des deux fabricants et exploitants de machines à sous établis à Fribourg, Escor et Proms. Enfin, la loi favoriserait bien quelques dizaines d’emplois dans ces deux entreprises privées, mais au détriment des dizaines de milliers de personnes qui s’engagent pour le sport, la culture et le social. Mais l’enjeu de cette loi dépasse largement les frontières fribourgeoises, comme le souligne le texte du référendum dans sa conclusion, qui demande l’avis du peuple « afin que l’argent des jeux profite à toute la population – qu’il provienne des loteries, des machines à sous ou des casinos. »

Les artistes de Suisse romande sont invités à profiter de chaque tribune pour faire répercuter les véritables enjeux de cette votation

Au-delà du cas particulier de Fribourg et de la guerre économique qui oppose Escor et Proms à la Loterie Romande, il s’agit bien d’une question de politique et de société sur les conditions d’exploitation des jeux d’argent. À moins de militer pour une prohibition illusoire, la réalité du jeu – comme celle de l’alcool ou de la cigarette – impose des gardefous, des mesures diverses pour juguler l’expansion de ces marchés (taxes dissuasives, restrictions de la publicité, protection de la jeunesse, etc.). Quels qu’en soient les avantages pour la culture, le social et le sport, la redistribution des bénéfices des loteries, inscrite dans la loi fédérale comme condition à leur autorisation, obéit d’abord à cette nécessité. Au contraire d’une libéralisation débridée du marché des appareils à sous, qui néglige le risque avére d’augmenter le nombre des joueurs pathologiques. En fait, depuis que la loi fédérale sur les maisons de jeu a ouvert le marché suisse aux casinos, le souci des intérêts privés prévaut à Berne au mépris du principe de redistribution à l’utilité publique. En témoigne la tentative de libéralisation préconisée dans la foulée par la révision de la loi fédérale sur les loteries, désavouée l’an dernier par le Conseil fédéral.

Elargir le débat à la Suisse romande

Fondée en 2002 en réaction contre ce projet de révision de la loi sur les loteries, l’association enJEUpublic s’engage à nouveau pour la défense du principe de redistribution à l’utilité publique. Elle va donc porter le débat sur la scène romande et alerter les médias. Au-delà des colonnes de CultureEnJeu, les artistes de Suisse romande sont invités à profiter de chaque tribune pour répercuter les véritables enjeux de cette votation, que ce soit lors d’interviews ou sur scène. Lorsqu’on parle de financement du cinéma, du théâtre ou de la musique, difficile de ne pas évoquer le soutien des grandes loteries ! Une conférence de presse en terre vaudoise ou genevoise, avec la participation de quelques grands noms de la culture romande, pourrait aussi avoir un impact important pour la campagne.

Reste encore à la TSR d’y faire écho. Mettre en évidence, dans une émission comme Infrarouge, la dimension nationale de la bataille fribourgeoise est primordial. Un débat télévisé sur les questions de société liées au jeu obligerait en effet les politiciens qui prônent la libéralisation du marché à sortir du bois, cela sans noyer le poisson dans les eaux tumultueuses de la concurrence entre loteries et casinos, fabricants et exploitants d’automates. A Fribourg, la campagne va surtout mobiliser les nombreuses associations soutenues par la Loterie Romande. Le comité référendaire table sur un « effet boule-de-neige » pour contrebalancer la puissance de frappe des milieux favorables à la loi, qui disposent de moyens financiers considérables. Déjà lors de la phase de récolte de signatures, des annonces contre le référendum – mettant en exergue les places de travail menacées avec la photo de tous les employés ! – ont éte publiées en pleine page dans La Liberté, le Freiburger Nachrichten et La Gruyère. Sans parler des spots à la radio qui frisaient l’interdit qui frappe la publicité politique.

Le coût de cette « pré-campagne » des fabricants et exploitants de bandits manchots pour (re)dorer leur image a été évalué à 50’000 francs. Il faut dire que la société Escor, également impliquée dans la gestion de maisons de jeu, affichait l’an dernier un bénéfice avant impôt en hausse de 10 % et ne prévoit qu’une « diminution passagère » de son chiffre d’affaires en 2005 : interdites hors des casinos depuis le 1er avril, ses machines à sous ont été remplacées par des appareils dits « d’adresse ».

La Loterie « Romande » à Fribourg

Évidemment, la Loterie Romande mènera aussi sa propre campagne, bien légitime, pour faire valoir sa mission d’utilité publique. Rappelons que la grande loterie opère sur tout le territoire des cantons de Suisse occidentale, y compris les régions germanophones de Fribourg. Or, en examinant de plus près les résultats du référendum, on dénombre trois fois moins de signatures dans les communes alémaniques. Avec 13 signatures pour 1000 habitants dans le district de la Singine et 10 dans celui du Lac, contre une fourchette de 17 à 60 dans le reste du canton, les régions à majorité germanophone enregistrent en effet une moyenne nettement inférieure. Dans les districts bilingues, les communes francophones arrivent d’ailleurs systématiquement en tête de liste. A l’image du Tonverein Bad Bonn (Düdingen), la plupart des associations alémaniques soutenues ont signé le référendum, mais la Loterie Romande et son mécénat restent mal connus dans ces régions. Ses jeux et sa communication en allemand (encore trop modeste) étant éclipsés par la publicité et l’offre de la loterie alémanique Swisslos, les Fribourgeois germanophones ignorent souvent que les associations locales profitent des dons de la Loterie « Romande ».

Il s’agira donc de rectifier le tir lors de la campagne, car chaque voix compte pour faire barrage à la loi fribourgeoise. Un tel précédent pourrait en effet encourager la libéralisation des jeux dans d’autres cantons romands et remettre ainsi en cause le principe de redistribution à l’utilité publique qui régit l’exploitation des loteries. Il conviendra ensuite de l’élargir aux casinos, pour que les juteux bénéfices du jeu profitent à l’ensemble de la population par le biais du soutien à la culture, au social et au sport.