Théâtre : le retour des troupes

Numéro 60 – Novembre 2018

Quelque chose est en train de se passer à Genève. Tour à tour deux institutions parmi les mieux dotées – La Comédie et le Poche – parlent par la voix de leurs directeurs et directrice de travaux et projets menés dans un esprit de troupe, ou d’« ensemble » de comédiens.

Ce discours est assez nouveau en provenance de tels postes pour mériter qu’on s’y arrête. Il recoupe d’ailleurs d’autres envies et ambitions, comme l’étude menée au cours d’un séminaire à l’Université de Fribourg par Gisèle Sallin [1].

Historiquement on le sait, la troupe est à la base du théâtre professionnel, depuis les grands modèles initiaux des troupes italiennes apparues dès la première moitié du XVIe siècle, dont celle, fameuse, des Gelosi (« jaloux de leurs talents »). Cette manière de produire des spectacles à partir d’un groupe de comédiens réunis dans un engagement pris par contrat pour une année théâtrale (stock system) s’est répandue en Europe au cours des siècles suivants. C’est toujours le modèle principal dans la moitié Nord de l’Europe, Russie comprise. En France au contraire – à l’exception notable de la Comédie-Française – il a été abandonné au profit d’un engagement limité dans la durée au temps nécessaire pour répéter et jouer quelques jours ou quelques semaines un spectacle (combination system). D’un modèle à l’autre, le risque économique est transféré de celui qui finance le théâtre à celui qui en est le principal ouvrier.

Peur de ce qu’on ne connaît plus

Tout de suite, le mot « troupe » fait surgir de multiples craintes dans la profession qui a tendance à penser à une fermeture à son égard et à la perte d’occasions de travail. Même si la possibilité d’un engagement était très hypothétique et mince, imaginer qu’elle n’existerait plus du tout entraîne forcément une réaction de refus. Il faut donc dire d’abord que le principe n’exclut nullement des collaborations plus occasionnelles et le renouvellement progressif des troupes est aussi un gage de leur survie. Pour dire vrai, il apparaît que les réseaux de chaque comédienne et comédien, sa ou ses « famille(s) », les équipes de travail, groupes ou compagnies qui l’engagent un peu plus que pour une ou deux fois apparaissent bien pour ce qu’ils sont : des succédanés de l’ancien principe de la troupe, mais adaptables et naviguant à vue en raison des incertitudes et faiblesses de financement de ces structures.

Même les lieux essentiellement dévolus aux spectacles d’accueils peuvent aussi contribuer à une part notable de la vie théâtrale régionale, comme le montre à l’évidence le cas du Théâtre de Vevey. Ce lieu fête en cette fin d’année 2018 ses 150 ans d’existence et pas moins de deux livres paraissent à cette occasion, l’un historique récapitule en exposant les faits, dates, gens et titres, muni d’un important index [2], l’autre est un ouvrage anniversaire, illustré de nombreux documents et d’anecdotes [3] Ces publications révèlent le rôle joué par cette scène en faveur des productions régionales accueillies, et son ouverture à des coproductions ou même créations.

Une organisation à se réapproprier

Bien sûr, il ne suffit pas d’invoquer un mode de fonctionnement différent – fût-il riche de promesses – pour qu’il s’installe d’un coup comme par miracle. Les approches tant du Poche que de La Comédie s’avouent encore au stade de la recherche d’équilibres. Néanmoins, ces esquisses intéressent déjà hautement parce qu’elles offrent une alternative à l’occupation exclusive de scènes par des réalisations « exprès » d’une ou deux personnes au mieux, programmées pour une, deux ou trois dates. Disonsle, dans des agglomérations d’un quart de million d’habitants comme celles de Genève ou de Lausanne, il n’y a pas d’enjeu à proposer de nouvelles productions si brièvement. Il n’y a pas non plus de futur heureux possible dès lors que les gérants de Théâtres se contentent d’exploiter le vivier des très jeunes forces, lesquelles seront bientôt à leur tour rejetées par simple critère d’âge, quelle que soit l’expérience qu’elles auraient ou non acquise. Le rejet des gens de théâtre confirmés par ces nouveaux gérants d’outils de travail forgés par les générations précédentes va à l’encontre de la diversité souhaitée et partout demandée. Est-ce vraiment un problème de manque de moyens ?

Pour engager les éléments d’une troupe, comprenant différentes tranches d’âge, afin de pouvoir compter sur ces comédiens durant une longue période, il faut en effet un apport financier important, largement rentabilisé ensuite par le volume de représentations plus élevé qu’il permet. Là sans doute s’est faite la différence au XXe siècle, lorsque les municipalités durent prendre le relais et soutenir l’art dramatique, qui à son tour ne rapportait plus assez financièrement, un siècle environ après que le phénomène ait déjà dû être compensé pour le domaine lyrique, par des municipalisations de postes de travail d’abord, puis par des subsides et des subventions.

Les villes de pays centralisés comme la France n’eurent pas les marges financières suffisantes pour assumer ce passage, contrairement aux pays bâtis sur des modèles plus fédérés comme l’Allemagne ou... la Suisse. Dans notre pays, toutes les grandes villes du Nord continuent à soutenir leur ensemble de comédiens engagés par leur Stadttheater.

En Suisse romande, l’abandon de la troupe par le directeur du Théâtre de Lausanne en 1945 n’a pas obéi à une nécessité, mais au fait qu’il touchait davantage d’argent en accueillant, dans le Théâtre Municipal qu’il dirigeait, les troupes parisiennes dont il était devenu l’agent, celles-ci bénéficiant par ailleurs de privilèges sur les nouveaux textes des principaux auteurs et d’un vaste marché à travers la France. Lorsque la Ville de Genève se décida en 1947 à racheter la Comédie exsangue financièrement, elle commença de la subventionner, mais sans que cet apport permette d’y maintenir l’engagement de comédiens à l’année.

Dans chacune des tentatives suivantes de refonder une troupe, comme au Théâtre Populaire Romand de 1961 à 1985 sous la conduite de Charles Joris dans le canton de Neuchâtel, ou de 1975 à 1979 au début de la direction de François Rochaix à Carouge, la volonté politique de soutien a manqué. Un consensus plus favorable à cette forme de travail devrait pourtant se dégager, parce qu’elle donne des résultats incomparables pour le développement et la qualité des artistes, même si elle laisse moins de place au consumérisme culturel tous azimuts.

Redonner du pouvoir aux créateurs

Le travail mené au Poche comme à la Comédie autour de cette question provient de directeurs artistes, qui sont aussi metteurs en scène. C’est essentiellement le cas pour Denis Maillefer, plus occasionnellement pour Natacha Koutchoumov reconnue comme actrice et comédienne, ou pour Mathieu Bertholet, d’abord auteur avant de diriger des réalisations. Or, la formation d’ensembles ou de troupes donne du poids et donc un certain pouvoir d’initiative aux comédiens au sein de la structure. Dans le meilleur des cas, ce relatif partage du pouvoir permet à de nouvelles initiatives artistiques d’émerger. Dans le pire, blocages et routines s’installent. On a en tête le cas de Claude Stratz allant mettre en scène Le Malade imaginaire à la Comédie-Française et ne devant qu’à sa force de conviction et son opiniâtreté d’avoir permis au titulaire du rôle d’Argan de modifier sa conception du personnage. Et pourtant, malgré tout, un tel processus reste désirable pour au moins trois grandes raisons :

D’abord parce que cette forme de développement durable mène les comédiens à jouer sur certaines périodes plusieurs rôles en parallèle en fonction des fluctuations de la programmation et que cette sorte de gymnastique athlétique redoutable est extrêmement formatrice et élévatrice des capacités et qualités des artistes.

La troupe permet de retrouver des liens entre les lieux et les gens. Durant longtemps, les comédiens se présentaient en ajoutant à leur nom celui du théâtre auquel ils étaient rattachés. Cette mode ne perdure aujourd’hui dans notre langue que pour les pensionnaires et sociétaires du Français, qui doivent contractuellement toujours être présentés comme «de la Comédie-Française». Il s’agit d’une revendication de fierté et d’adhésion à une politique de création comme à la philosophie de la « Maison », d’une carte de visite affirmant des valeurs.

Enfin, construire de façon plus permanente des engagements d’artistes est une réponse aux émiettements de l’intermittence. Mènera-t-elle à une léthargie créative que la pensée de droite aime dépeindre chez les fonctionnaires, ou au contraire dopera-t-elle l’invention et la recherche grâce à des conditions de création plus sereines ? Voilà un enjeu passionnant à suivre, ces prochaines saisons déjà.

[#1]. G. Sallin, C. Bachelard, Th. Hunkeler, C. Bourqui, Le Théâtre de Romandie. Livre blanc, Fribourg, Université de Fribourg, 2016.
[#2]. Histoire du Théâtre de Vevey (1868-2018), Lausanne, éditions M.L.M., 2018.
[#3]. Histoire d’un théâtre. Du Théâtre de Vevey au Reflet, 150 ans d’histoire, Vevey, Le Reflet / L’Aire, 2018.