La palpitation exponentielle du marché de l’art
Parmi les foires d’art qui égrènent leurs éclats tout au long de l’année, la BRAFA ouvre les feux en janvier à Bruxelles en donnant les tendances du marché de l’art.
Le marché de l’art se porte bien. Très bien. Trop bien ? En regard du vol de l’oeuvre hommage de Banksy, le mystérieux peintre du street art, aux victimes de l’attentat du Bataclan, à Paris en janvier dernier, il est légitime de se questionner. Jusqu’où la passion de l’art ou le désir de faire fructifier rapidement son argent peut-il mener ? Après les 450 millions de francs atteints pour l’achat du tableau « Salvator Mundi » de Léonard de Vinci,
Jusqu’où la passion de l’art ou le désir de faire fructifier rapidement son argent peut-il mener ?
il semble difficile de monter encore plus haut. Pourtant, à quelques siècles de distance, le moderne Pablo Picasso talonne déjà le génie de la Renaissance avec une toile « La fillette à la corbeille fleurie » (1905) vendue à plus de 100 millions en avril dernier à New York.
Selon Alfredo Piacentini, analyste financier et gestionnaire, cité par Le Temps, l’art fait rêver l’investisseur à la recherche de performance. Artprice, le leader mondial de la cotation des oeuvres d’art, a calculé que le rendement moyen atteint 12 à 15 % par an pour une oeuvre de 100 000 euros, plus pour les pièces plus importantes. Exemple, une toile de Richard Prince, peintre et photographe américain, achetée pour 38 125 dollars en mai 2000, a été revendue plus de 2,5 millions en novembre 2017, une performance de +28 % par an. Nouveaux venus sur le marché, les amateurs d’art asiatiques se multiplient. Avec 7 millions de millionnaires chinois, l’intérêt pour l’art, qu’il soit ancien ou contemporain, connaît une courbe exponentielle, et les prix des oeuvres des artistes les plus cotés en témoignent.
Lorette Coen, journaliste culturelle, curatrice d’expositions et spécialiste du marché de l’art, indique que la question des relations entre art et argent présente un intérêt tout particulier pour la Suisse : non seulement le pays se place au quatrième rang des grandes places internationales du commerce de l’art après les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, mais il dispose d’une scène culturelle très dense et vivace avec des collections publiques et privées de haute valeur, un nombre considérable de galeries d’avant-garde particulièrement à Zurich, mais aussi à Genève dans le Quartier des Bains. Sans compter des maisons de vente renommées, de fameux commissaires d’exposition et surtout la présence d’Art Basel, l’une des foires d’art des plus prestigieuses au monde. « Depuis plusieurs années, les journaux signalent presque chaque semaine la vente d’un « chef-d’oeuvre » à un « prix record », précise la spécialiste qui souligne que dans l’information sur l’art, la valeur marchande occupe un espace dominant. « Elle exerce une sorte de fascination, cultivée par les médias, stimulés à leur tour par les tenants de ce marché ».
« Nous faisons l’essentiel de notre chiffre d’affaires dans les salons »
Quant à Nicolas Galley, historien de l’art fribourgeois à la tête d’une formation menant à un « Executive Master » en art à l’Université de Zürich, il rappelle qu’il y a une forte demande de spécialistes en lien direct avec la pratique. Avec l’envie de mieux comprendre les codes d’un marché de l’art en plein essor.
Foires tous azimuts
Chaque année des dizaines de foires d’ar t en tous genres se déroulent aux quatre coins du monde. De Genève à Sidney en passant par Hong Kong, Bâle ou New York. Les collectionneurs – près de 70 millions aujourd’hui - s’y précipitent et leur nombre est en constante augmentation. Fin janvier à Bruxelles, la BRAFA (Brussels Art Fair), qui regroupait cette année 133 galeries au rayonnement international, matérialise cette émulation par capillarité qui caractérise le marché de l’art. Des objets précieux comme un miroir en bronze stylisé des années cinquante, un casque étrusque, des statuettes égyptiennes datant de 800 av J.C., des mobiles de Calder, des toiles de Chagall, Renoir, Matisse ou Poliakoff, des fétiches, des masques ou des peignes d’Afrique noire, autant d’univers et d’âges très divers qui se côtoient sans se faire de l’ombre. Ouvrant même des perspectives aux visiteurs. Plus de 65 000 l’année dernière, entre visiteurs lambda et collectionneurs. Et si l’accueil est empreint d’une bonhomie toute belge, le chic et la discrétion restent de mise. « Pour cette 64e édition, j’ai eu pas mal de nouveaux clients. Des Belges bien sûr, mais aussi des Français, des Anglais ou des Suisses », se réjouit le vice-président de la BRAFA, Didier Claes dont la galerie est spécialisée en art africain. « L’art africain n’a pas encore atteint des sommets. Il y a certes des objets de qualité à des prix abordables sur lesquels des amateurs peuvent craquer plus facilement, mais comme dans tout marché, les prix évoluent en fonction de l’offre et de la demande. L’ouverture du Quai Branly à Paris a suscité un nouvel engouement. »
Les galeristes louent un espace à la BRAFA entre 70 000 et 80 000 francs, mais cela en vaut la peine. Pour la Galerie Bailly, spécialisée en art moderne et impressionnisme, installée à Genève, être présent lors de cette première foire de l’année est essentiel afin de mieux toucher les collectionneurs européens. « Nous faisons l’essentiel de notre chiffre d’affaires dans les salons », relève Charley Lagouy, directeur. Quant à Alice Pauli, galeriste lausannoise, elle rappelle l’importance qu’il y a à représenter un artiste dans les foires et les biennales insistant sur le fait que le rôle de l’auteur d’une oeuvre n’est pas de se vendre, mais de créer. Selon elle, le prix est toujours raisonnable s’il reste déterminé par la qualité. Une opinion approuvée par Didier Claes qui met en évidence le large éventail d’oeuvres de belle tenue montrées à BRAFA, mais qui note aussi que la cote d’une pièce est souvent liée au désir de possession que cela soit par amour de l’art ou par amour de l’argent.
Frida Kahlo, artiste hors normes
2 millions d’euros, tel est, selon le marché de l’art, le prix de la souffrance d’une femme exceptionnelle.
Le corset de plâtre (1950) exposé à la BRAFA, avant de partir au Brooklyn Museum, est l’un des derniers des 21 que Frida Kahlo a dû porter tout au long de sa courte vie suite à un grave accident. Transpercée par une barre d’acier, elle a le dos brisé et subira plusieurs fausses couches. En acier, cuir et plâtre, ses corsets, objets de torture et de survie, lui ont permis de rester debout au propre comme au figuré. Témoignant d’une force et d’un courage ahurissants, l’artiste mexicaine utilisera ses prothèses comme des toiles sur lesquelles peindre ses rêves métissés d’une terrifiante réalité.
Sofie Van de Velde, la galeriste belge qui l’expose, se dit très fière que cela soit aussi une femme qui puisse mettre en valeur cette oeuvre radicale. « Une artiste féminine comme Frida Kahlo née en 1907, trouve aujourd’hui une nouvelle pertinence. Son travail a une connotation politique. Il est une protestation sous-jacente contre les gouvernements et les attentes de la société. » Présentant une marteau et une faucille avec en dessous l’enfant qu’elle ne pourra jamais avoir, le corset symbolise tous ses combats puisque Frida Kahlo avait adhéré au parti communiste à l’âge de 21 ans. « C’est pour moi une ode aux femmes à travers le monde à un moment où tant de changements et de bouleversements le secouent », relève encore la galeriste.