Pour vivre, une tradition doit-elle toujours viser plus grandiose ? Comme l’art du pizzaiolo napolitain ou la culture de la bière en Belgique, la Fête des Vignerons appartient au patrimoine culturel immatériel, établi par l’UNESCO. Première tradition vivante de Suisse à bénéficier de cette reconnaissance, elle y figure depuis 2016, alors que Lavaux, le vignoble qu’elle célèbre, est entré en 2007 dans la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, elle aussi créée par l’UNESCO. Le site de l’organisation rappelle le caractère régional et bénévole de la manifestation, dédiée aux métiers de la vigne.

Dans un article érudit, Joël Aguet retrace l’origine et les développements de la Fête. Il nous livre une enquête historique sur le rôle que les artistes y tiennent peu à peu. Il démontre à quel point la tradition a évolué. En 222 ans et 12 éditions, le rite veveysan est passé du joyeux cortège à un fastueux méga-spectacle rivalisant avec les superproductions internationales type Cirque du Soleil. Par rapport à 1999, le budget pour le millésime 2019 n’a rien moins que doublé. Cette gigantisation, devisée à 99 millions de francs, sert-elle encore l’hommage aux durs métiers de la vigne ou ne comble-t-elle que les spectateurs avides d’émotions fortes et de communion identitaire ? La démesure est-elle fille de l’ivresse ou de notre époque ? Le show peut-il ne répondre qu’à sa propre logique alors que nombre de ceux qui, en Suisse, travaillent la terre peinent à trouver une rentabilité ?

La popularité de la Fête des Vignerons ne devrait pas interdire quelques interrogations sur son sens, l’ampleur inédite de cette édition et son impact. Sans remettre en question la célébration de la tradition, CultureEnJeu s’est ainsi plus particulièrement demandé si le flux des millions déversés l’été prochain sur la Place du Marché de Vevey allait assécher le terreau culturel romand, riche de tant d’autres créations mais tellement dépendant du bon vouloir des mécènes.

Dépenser 99 millions de francs pour un événement, qui repose sur un important bénévolat, n’est pas banal : le budget annuel de Paléo tourne autour des 27 millions pour 230 000 spectateurs en six jours, alors que les organisateurs de la Fête comptent attirer 400 000 personnes dans l’arène en trois semaines.

L’enquête fut délicate : personne ne veut ouvertement froisser les bailleurs de fonds et contester leur envie de participer à une aventure, qui n’a lieu qu’une fois par génération. La course aux subventions et aux soutiens privés est une épreuve perpétuelle pour les acteurs culturels romands. Seule certitude, l’argent dépensé là, qu’il provienne de la billetterie ou des sponsors, manquera ailleurs.

Alors, que la Fête soit belle, comme on dit lors de l’ouverture des Jeux olympiques, dont le gigantisme est lui aussi souvent critiqué. Mais n’oublions pas que les terrasses de Lavaux, dont nous sommes tous si émerveillés, ont nourri la tradition grâce à leur sublime simplicité naturelle et à un terroir bien délimité.