Pour ou contre le langage inclusif?

Numéro 67 – Septembre 2020

Metteuse en scène, Muriel Imbach n’hésite pas à saupoudrer ses textes avec des marques inclusives et autres astuces pour bousculer les stéréotypes de genre.

RECTO – La langue comme enjeu féministe

Metteuse en scène, Muriel Imbach n’hésite pas à saupoudrer ses textes avec des marques inclusives et autres astuces pour bousculer les stéréotypes de genre. Ou même quand elle évoque dans son futur spectacle notre relation au monde végétal pour décrire l’envers et l’endroit de nos rapports avec la nature. La Lausannoise intervient dans les classes et suscite la curiosité des enfants sur divers sujets dont elle tire matière à réflexion et à écriture sur un mode tantôt grave et tantôt ludique.

Vos spectacles bousculent les clichés sexistes : faut-il pour cela l’écriture inclusive ?

Pour moi oui, c’est un outil parmi d’autres ; comme artiste je travaille les questions de genre autant par la musique et les images que les mots. Mes spectacles sont basés sur des propos que je récolte auprès des écolier·ère·s, comme en 2019 sur les stéréotypes dans les contes et autres histoires pour enfants. J’en tire un texte où j’utilise l’écriture inclusive, naturellement et sans vouloir obliger quiconque, mais en montrant la créativité que l’on peut mettre dans la langue… Nous avons appris à l’école que lorsqu’on dit « les étudiants », eh bien les étudiantes sont incluses dans ce « masculin neutre », mais il faut à notre cerveau quelques secondes à chaque fois pour s’en rappeler. J’use de ma liberté d’artiste comme autrefois les surréalistes qui pouvaient intervenir sur la langue, inventer des mots, ici au service d’une société plus juste pour les femmes.

Triturer la langue au risque de provoquer des réactions négatives envers le féminisme : le jeu en vaut-il la chandelle ?

Encore une fois, je n’oblige personne et j’aime faire réfléchir à des choses sérieuses dans la joie, pas asséner des vérités. Je cherche à rester dans cet esprit de découverte et d’ouverture propre à l’enfance, donc j’interroge les évidences. Pourquoi le fait de demander à des enfants s’ils et elles veulent devenir « mécanicien » ne fait pratiquement se lever aucune main chez les filles ? En ajoutant « mécanicienne », on est juste en train d’ouvrir l’imaginaire de toutes et tous, et ça vaut pour n’importe quel métier. La langue rend visibles de nouveaux horizons et contribue à faire évoluer des conceptions rétrogrades. On peut critiquer certaines évolutions technologiques, mais allons-nous renoncer à toutes les possibilités offertes par la technologie ? Tout change, pourquoi pas la langue ?

Mais comment assurer le passage entre l’écrit inclusif et l’oral ?

C’est vrai qu’on n’est pas habitué·e·s à prononcer toutes les répétitions impliquées par le double usage du masculin et du féminin. Je n’ai pas résolu cette question à l’oral, il m’arrive de dire « toustes », ou bien « toutes et tous », et si je dois nommer dans un discours « les agriculteurs et les agricultrices », par exemple, je vais chercher des tournures de phrases ou des manières ludiques de parler sans forcément me répéter. J’essaie de rester souple et inventive. En revanche je n’ai aucun problème à écrire les agriculteur·trice·s car je pense que c’est une question résolue à l’écrit. Pour l’oralité, je cherche : à chacune et chacun de trouver.


VERSO – Le féminisme par-delà les langues

Ancienne professeure de français et d’espagnol au gymnase et romancière, Sylviane Roche réfute l’écriture inclusive mais pas la féminisation des noms de métier.

Comme femme, vous sentez-vous exclue de la langue française ?

Jamais, car le neutre en français est une question purement grammaticale. Ce qui exclut les femmes est à chercher ailleurs que dans la langue, laquelle peut véhiculer des propos sexistes indépendamment de la grammaire. On va dire que les femmes peuvent être vendeuses ou coiffeuses, mais pas chirurgiennes ou directrices de recherche, ou qu’elles n’ont pas besoin de gagner autant que les hommes, et on entretient ainsi très concrètement des modèles sociaux défavorables aux femmes. Il faut dénoncer ce type de discours, quelle que soit la langue, et promouvoir la féminisation non seulement des noms de métier mais de certains métiers eux-mêmes. L’ambassadrice n’est plus la femme de l’ambassadeur. En revanche, quand je dis « il pleut », tout le monde sait que ce n’est pas du masculin. Connaître la grammaire c’est reconnaître cette tournure impersonnelle qui, en français, emprunte la forme du masculin. C’est ne pas confondre le sexe féminin ou masculin avec le genre grammatical. Les mots en français ont un genre qui n’a rien à voir avec le sexe : ou alors vous allez me dire qu’un tabouret est plus confortable qu’une chaise ?

Qu’en est-il de cette règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » ?

C’est une formule inventée par les instituteurs (du neutre pluriel qui englobe le masculin et le féminin, voyez) pour dire que quand vous avez plusieurs sujets de sexe différent, dans la langue française, n’est-ce pas, nous parlons bien de la langue, alors l’adjectif qui suit s’accorde avec la forme du masculin sans qu’il soit conçu comme masculin. On dira : « Les étudiantes et les étudiants sont travailleurs » et ce neutre pluriel en français emprunte la forme du masculin. C’est vrai que ce code s’est imposé au fil du temps mais y voir un complot sexiste n’est pas sérieux sur le plan historique, c’est une thèse conspirationniste.

Pourquoi cette sensibilité, dans certains cercles et même au-delà, en faveur de l’écriture inclusive ?

C’est une façon rapide de se donner une conscience féministe : c’est un raccourci facile pour un homme et, chez certaines femmes, davantage une posture carriériste que féministe. Mon amie Danièle Manesse, professeure émérite en sciences du langage à la Sorbonne, dénonce cette « privatisation de la langue commune ». La langue est un héritage collectif que l’on s’approprie indépendamment de son sexe, de sa couleur de peau, de sa religion ou d’un éventuel handicap. Le français est ma langue autant que celle d’un homme. C’est aussi celle de l’étranger qui l’apprend et pour qui l’écriture inclusive est un casse-tête. La langue n’est pas un objet modifiable au gré des identités qui, elles, sont composites et diverses. Il y a dans votre question l’idée que cette mode pourrait prendre dans la société, au-delà de certains cercles, et je ne le pense pas. Ce gadget anti-scientifique est un détournement grave du féminisme.