Hervé Dumont – « L’avenir des images c’est une responsabilité nationale »

Numéro 8_9 – Janvier 2006

La vénérable Cinémathèque suisse est née à Bâle le 1er octobre 1943. Après la suppression des subsides locaux, les collections ont été déplacées à Lausanne où un petit groupe de cinéphiles a créé, le 3 novembre 1948, une association qui s’est transformée en fondation privée et qui a connu ensuite, grâce à Freddy Buache, un rayonnement considérable. Aujourd’hui, cinquante-huit ans plus tard, la Cinémathèque est devenue une institution dynamique apte à relever un large éventail de défis, tant technologiques que culturels. Elle est considérée comme la sixième dans le classement mondial, derrière Washington, Bruxelles, Paris, Londres et Moscou. Hervé Dumont, son directeur – également historien et collectionneur – nous en parle.

Vous avez pris vos fonctions de directeur de la Cinémathèque en février 1996. Quelle mission vous êtes-vous donnée ?

Dès le départ, j’ai voulu créer le passage entre l’ère des pionniers et une cinémathèque moderne. C’est-à-dire privilégier l’archivage des films et mettre l’accent sur la mise en valeur de ces films et de leur inventaire pour savoir ce que nous avions, dans quel état étaient les films, quels étaient les doublons, quelles étaient les pellicules qu’on avait encore le temps ou non de sauver de la destruction chimique. Et il n’y a pas que des films, mais également des livres, des photos, des affiches, des dossiers et documents de presse – c’est le deuxième ou troisième fonds le plus important au monde : plus de 5 millions de coupures de presse – les collections de caméras et de projecteurs, etc.

Je me suis imposé de structurer la Cinémathèque en différents secteurs qui soient suffisamment indépendants les uns des autres pour fonctionner par eux-mêmes, tout cela avec zéro franc et les dettes de Penthaz ! Il a donc été créé un réseau informatique avec un regard scientifique sur les choses, et ouvert une filiale à Zurich. Je ne voulais plus qu’on dise la Cinémathèque de Lausanne, mais la Cinémathèque suisse : une institution unique en Suisse, qui conserve tout ce qui a trait au cinéma dans le pays, quelle que soit l’origine des productions.
Nous avons ainsi procédé à un travail de restauration sérieux de nos archives afin de nous mettre au niveau des autres grandes cinémathèques.

Quels sont les grands changements qui ont marqué ces dix dernières années ?

Nous sommes passés de 19 à 35 collaborateurs en comptant notre filiale à Zurich, ce qui nous permet d’avoir un vrai rythme de croisière dans les activités essentielles de l’institution.

Ensuite, après un lobbying intense, le Centre d’archivage de Penthaz a été racheté par la Confédération en 1998, ce qui a libéré la Cinémathèque d’une dette hypothécaire paralysante de 8,5 millions de francs. Il est vrai que pendant cette période de nouvelle gestion, j’ai consacré moins de temps à présenter personnellement des films ou à écrire des livres, préférant me concentrer sur les activités administratives et conservatives afin de moderniser le fonctionnement de cette grosse structure. Freddy Buache a eu un rôle essentiel pour la culture cinématographique en Suisse romande. Mais je pense que ce n’était plus mon rôle de continuer dans cette direction à ce moment-là...

On savait maintenant qui étaient Visconti, Buñuel ou Bergman ; il fallait continuer dans la programmation en faisant découvrir d’autres auteurs encore inconnus du public, être plus éclectiques, montrer aussi des classiques longtemps négligés, projeter des films qui n’avaient pas trouvé de distributeurs en Suisse tout en organisant, comme par le passé, des avant-premières dans nos murs. La création d’une association de soutien, Les Amis de la Cinémathèque suisse (LACS) – avec plus de mille membres dans tout le pays, et des soirées « de prestige » avec des invités comme Bertrand Tavernier, Peter Ustinov ou Geraldine Chaplin – devait démontrer que nous n’étions pas un club fermé, élitiste. Et, surtout, je voulais retrousser mes manches et me pencher sur les collections. La programmation et la conservation sont les deux poumons de l’institution. Et s’occuper de la conservation, c’est penser aux générations futures.

Comment se répartissent vos financements ?

Sur un budget de 4’883’700 francs, 30 % viennent de l’autofinancement par les projections des films, la vente d’images (actualités, films, photos, affiches...) pour les télévisions ou les producteurs, et par la mise à disposition de copies. 50 % sont garantis par la Confédération et 20 % par la Ville de Lausanne et le canton de Vaud.

Que faire face à l’inculture cinématographique de la majorité des spectateurs d’aujourd’hui ? Comment intéresser les jeunes du XXIe siècle à l’histoire du cinéma ?

Le problème de la relève, du renouveau du public se retrouve aussi à l’étranger avec les autres cinémathèques. Nous collaborons depuis des années avec la section cinéma de l’Université de Lausanne, soit par des stages soit par des programmations communes, et la nouvelle génération est assez bien représentée dans nos salles. Les jeunes ont une culture des films de ces six dernières années ou, quand il s’agit de journalistes, des six derniers Festivals de Cannes... Ils connaissent mieux Tarantino que Nicholas Ray, ce qui est normal. On est à mille lieues de la cinéphilie enfiévrée des années 1960, où les projections des films devenaient un moment magique. Le cinéma était encore un terrain d’exception, de révélations, parfois de contestation. Aujourd’hui c’est un spectacle parmi tant d’autres, à côté de la musique, du sport et des jeux vidéo ; il s’est banalisé.

Maintenant que tout semble à portée de main, on ne sait plus quoi choisir et l’on perd l’envie de rechercher l’oiseau rare, le film oublié. Voilà, pour nous, le véritable défi. Il est sans doute trop tôt pour tirer le bilan sur l’émergence probable d’une nouvelle cinéphilie qui, je l’espère, renaîtra avec l’appui de cette forme de petite cinémathèque privée que permet le DVD, ce qui était encore un rêve il y a vingt ans. Aujourd’hui, on peut par exemple avoir la quasi-intégrale de Fritz Lang dans sa bibliothèque : merveilleux !

Après dix années en tant que directeur, quels sont les rêves que vous n’avez pas pu réaliser ?

Parlons d’abord de ce que nous avons réalisé : après une décennie, le gros de la collection est sous contrôle. Nous avons réuni une équipe de gens qualifiés dans des domaines assez pointus. Chaque année, nous réalisons pour environ 500’000 francs de restaurations que nous projetons aussi en Suisse alémanique et nous sortons deux DVD bilingues, fabriqués à l’interne à partir de nos trésors d’Helvetica. La dernière en date de nos « améliorations » est un système de sous-titrage électronique qui rendra les projections en version originale plus attractives. On procède ces jours aux premiers essais avec ce matériel financé par des fondations privées et LACS. Cela dit, nous butons toujours contre les mêmes problèmes : pour faire face à l’ampleur considérable des collections, il faudrait plus de personnel et, pour plus de personnel, il faut aussi plus de places de travail et un hardware encore plus performant... Nos fonds de films sont aussi grands que ceux de la Cinémathèque française, mais notre budget reste dix fois inférieur. Quant aux subventions dont disposent de petites cinémathèques européennes comme Lisbonne ou Helsinki, je préfère ne pas en parler tant la Suisse aurait à en rougir...

Le projet dont la réalisation me tient aujourd’hui le plus à cœur, c’est la construction de la nouvelle annexe du Centre d’archivage de Penthaz. Cela fait cinq ans que je me bats pour cela. Nos locaux débordent de matériel stocké dans des conditions qui, selon les cas, ne sont favorables ni à la conservation ni à la consultation. C’est un vrai problème qu’il faut affronter maintenant pour pouvoir bien le gérer dans les vingt prochaines années et c’est une chance que le Conseil fédéral ait enfin accepté, ce printemps, d’acquérir les terrains adjacents en vue d’agrandir nos dépôts à Penthaz.

Encore un rêve ?

Que la Confédération et les cantons considèrent la Cinémathèque et ses activités comme une priorité nationale. L’avenir des images filmiques ou, globalement, de l’audiovisuel en Suisse et donc leur bonne conservation, est une responsabilité nationale aussi bien politique qu’historique.