Jeu de hasard – Le peuple fribourgeois inflige un désaveu cinglant à la libéralisation sauvage

Numéro 8_9 – Janvier 2006

Le 25 septembre dernier, les Fribourgeois ont refusé à une forte majorité un projet de loi cantonale qui permettait une prolifération des appareils de jeu dans l’ensemble du canton, avec une augmentation massive des mises et des gains. Bilan de campagne et perspectives d’avenir.

Les citoyennes et citoyens du canton de Fribourg ont dit non à une libéralisation sauvage du jeu de hasard, à un renforcement des dangers de pathologie du jeu et à la privatisation d’une part importante des bénéfices de jeux de hasard au détriment des associations sportives, culturelles et sociales qui en profitent aujourd’hui. Cette décision, qui ne remet pas en question les jeux privés déjà admis dans le canton, revêt cependant une portée importante pour toute la Suisse romande, dans la mesure où elle donne une légitimité démocratique forte aux loteries publiques et à l’utilisation des bénéfices de jeux dans l’intérêt public. Le peuple fribourgeois a mis un verrou à la tentative de quelques entreprises d’appareils de jeu privées qui cherchaient à créer, puis à conquérir un marché romand du jeu par une porte d’entrée fribourgeoise, au détriment de la Loterie Romande. Parmi les différentes associations culturelles qui ont soutenu le référendum, un mérite particulier revient à CultureEnJeu, qui a su mettre en exergue la dimension romande du projet de loi et contribuer, par une publication largement distribuée dans le canton, à la sensibilisation de l’électorat sur le rôle important de la Loterie Romande pour la culture.

Une privatisation contraire à l’intérêt public

Le projet de loi refusé par le peuple fribourgeois visait à permettre non seulement une pérennisation des anciens appareils de jeu de hasard par des nouvelles machines dites « d’adresse », pour assurer la conformité avec le nouveau droit fédéral, mais aussi à une extension de la part privée, déjà importante dans le canton de Fribourg, dans le marché du jeu de hasard.

La loi aurait mis en péril l’existence de nombreuses associations sociales, culturelles ou sportives

C’est contre cette volonté de privatisation des bénéfices du jeu qu’un comité composé de représentant-e-s de cinq partis (PDC, PCS, PS, VertEs, Ouverture) et soutenu par de très nombreuses personnalités de la culture et du social a décidé de lancer le référendum, avec les quatre principaux arguments suivants :

1. Non à l’abandon de l’intérêt public au bénéfice de professionnels du jeu aux pratiques opaques.

Le projet de loi adopté par la majorité du Grand Conseil contre l’avis du Conseil d’État prévoyait une augmentation massive des mises maximales et du nombre de machines à sous ainsi que l’introduction de gains illimités. Contrairement au projet de loi équilibré (entre intérêts privés et publics) présenté par le Conseil d’État, le projet du Grand Conseil laissait ainsi une part beaucoup trop importante des bénéfices du jeu à des entreprises privées qui agissent sans aucune transparence.

Le comité référendaire demande le retour à un projet de loi assurant la position de la Loterie Romande, publique, face aux promoteurs privés, sans pour autant interdire les activités de ces derniers

2. Non à la mise en péril d’institutions sportives, culturelles et sociales.

La nouvelle loi aurait privé de nombreuses institutions sportives, culturelles et sociales d’une part des recettes versées notamment par la Loterie Romande aux associations d’intérêt public. Aujourd’hui, de nombreuses institutions culturelles, sociales et sportives sont subventionnées par les loteries publiques et les casinos. En augmentant massivement les possibilités de gains des entreprises privées, la solution préconisée par le Grand Conseil aurait privé les loteries publiques d’un montant qui aurait pu atteindre près de 10 millions de francs par année – tant par le transfert partiel du jeu public vers le jeu privé que par la modification de la clé de répartition de la Loterie Romande qui aurait menacé en cas d’acceptation du projet de loi – mettant ainsi en péril l’existence de nombreuses associations d’intérêt public.

3. Non à l’aggravation des effets sociaux négatifs du jeu d’« adresse ».

La nouvelle loi aurait fait du canton de Fribourg un Eldorado du jeu au bénéfice de quelques privés, alors que l’État et les communes auraient dû supporter les coûts importants qu’induisent les accros de ces jeux aux gains illimités. La nouvelle loi fribourgeoise aurait été l’une des plus libérales de Suisse. Elle aurait en effet privatisé une part importante des gains et laissé à l’État et aux communes le coût de l’augmentation des pathologies du jeu qu’auraient impliqué le quasi triplement de la mise maximale, l’introduction de gains illimités et l’augmentation massive du nombre de machines qui auraient pu être installées. Pour rappel : le canton de Fribourg compte déjà quelque 2000 personnes dépendantes du jeu, dont le coût social estimé se situe dans une fourchette entre 35 et 70 millions de francs.

4. Emplois menacés.

La nouvelle loi aurait favorisé quelques dizaines d’emplois dans les entreprises de machines à sous au détriment des dizaines de milliers de personnes qui, dans le canton de Fribourg, s’engagent pour le sport, la culture ou les institutions sociales. Le soutien financier accordé aujourd’hui par les loteries et les casinos à des centaines d’institutions est bénéfique pour des dizaines de milliers de personnes et participe, par les dépenses de ces sociétés dans le commerce local, à plusieurs centaines d’emplois dans l’ensemble du canton. Le projet de libéralisation du jeu aurait favorisé unilatéralement deux sociétés d’assemblage de jeux électroniques et mis ainsi délibérément en péril un tissu associatif dont dépend la vie culturelle, sportive et sociale de notre canton – et par là quelque 300 emplois, souvent à temps partiel, générés par ces associations.

Résultat surprenant

Face à une campagne du « oui » intense et essentiellement axée sur les emplois menacés dans les deux entreprises d’assemblage de jeux, puis sur des arguments mensongers (par exemple : « La Loterie Romande veut supprimer les lotos : oui à la culture, au sport et aux institutions sociales ! »), le comité référendaire a mis l’accent sur la responsabilité de la collectivité dans ce domaine et ainsi contre une libéralisation excessive dans un domaine où le projet de loi aurait laissé l’essentiel des bénéfices du jeu aux privés et la totalité du coût social direct et indirect de la pathologie du jeu à l’État. Dans un monde marqué par le « tout à l’individu », on a pu constater que la notion de service public a repris un peu plus de place dans la conscience d’une majorité des électrices et des électeurs de notre pays, au détriment de l’idéologie des libéralisations et privatisations à tout crin dont les effets néfastes se font sentir de plus en plus fortement. Parallèlement à la mise en exergue de ces principes, la forte mobilisation des milieux sociaux et culturels a permis non seulement de récolter près de 9000 signatures en trois mois (alors que 6000 étaient nécessaires), mais aussi et surtout de remonter le courant dans l’opinion publique. Ainsi, alors qu’une forte majorité du comité référendaire initial était issue des rangs du centre-gauche politique, des personnalités libres (de tout lien de dépendance avec les promoteurs privés du jeu), puis les milieux proches des Eglises se sont engagés contre la libéralisation du jeu ; enfin, le Parti démocratechrétien, qui reste la force politique la plus importante du canton de Fribourg, a désavoué sa représentation au Grand Conseil en recommandant le rejet de la loi.

Le résultat a surpris les plus optimistes : avec plus de 60 % de votes négatifs, le peuple fribourgeois a donné un signal très clair contre le développement sauvage et la libéralisation du jeu. Le projet de loi a été refusé par tous les districts et par 163 communes sur 176. La partie alémanique du canton a également dit non, alors même que l’industrie du jeu y a exercé des pressions particulièrement déplorables (pressions financières sur des associations culturelles pour qu’elles se retirent du comité référendaire) et que la fonction d’intérêt public de la Loterie Romande n’y est souvent que très peu connue. Tout comme le comité référendaire, le Conseil d’État s’est réjoui du rejet de son projet de loi qui avait été dénaturé par la majorité de droite au Grand Conseil. Quant aux médias, ils ont salué l’« opposition à l’affaiblissement de la Loterie Romande » (Freiburger Nachrichten) ou encore relevé un « signal au reste du pays pour que les jeux restent sous le contrôle de l’État » (Le Temps).

Un verrou durable ?

Quelles sont les suites à donner à la décision du peuple fribourgeois ? Le comité référendaire, au sein duquel certains souhaitent l’interdiction pure et simple des appareils de jeu alors que d’autres voulaient surtout éviter la mainmise des promoteurs privés sur la part du jeu contrôlée aujourd’hui par la Loterie Romande, a construit son assise large et toute sa campagne sur une position modérée, qui consiste à demander le retour à un projet de loi assurant la position de la Loterie Romande, publique, face aux promoteurs privés, sans pour autant interdire les activités de ces derniers. Dans cette logique, le comité, fort de la majorité confortable dont il s’est fait le porte-parole, a demandé formellement au Conseil d’État de soumettre au Parlement cantonal un projet de loi légèrement plus restrictif que le projet initial dénaturé par le Grand Conseil. Pour les jeux dits « d’adresse » installés par les promoteurs privés, cela impliquerait une mise maximale de 2 francs par jeu, un gain maximal de 50 francs par partie (non cumulable), deux machines au maximum par établissement public et cinq machines au maximum par salon de jeu, avec le maintien de la clause du besoin. De plus, le comité a demandé au Conseil d’État de tout mettre en œuvre pour éviter certaines manœuvres de contournement de la loi, notamment en ce qui concerne les appareils de jeu dits « à jetons » ; ces machines donnent indirectement des gains en espèces et doivent donc être traitées comme tous les autres appareils de jeu.

Le Grand Conseil fribourgeois devrait être saisi par le Conseil d’État d’un nouveau projet de loi au premier semestre 2006 et, en revenant à un projet de loi équilibré, mettre un verrou durable aux tentatives de libéralisation du jeu en Suisse romande, dans l’intérêt de la collectivité et plus particulièrement des activités sociales et artistiques qui profitent des retombées du jeu public.