Les Suisses et le mauvais genre

Numéro 8_9 – Janvier 2006

Dans le cadre d’une politique générale en faveur du cinéma, le documentaire doit-il disparaître ? Rappelons que l’un des points forts des artistes de ce pays est leur capacité à faire reconnaître – généralement ailleurs – des genres jusque-là peu prisés.

Une rumeur insistante annonce depuis quelque temps une orientation décisive de la politique du cinéma enfin élaborée par la Suisse : il s’agirait essentiellement de développer le secteur « fiction » et d’abandonner ce « pis-aller » de temps de vaches maigres que constitue le documentaire. Genre « mineur », celui-là ne serait en quelque sorte plus assez digne d’un pays visant à se donner les moyens de soutenir pleinement « son » cinéma. Cette idée est tout à fait étrange. Il est évidemment souhaitable que les réalisateurs de Suisse aient la possibilité de s’imposer un jour mondialement en tournant ici, s’ils le souhaitent, de grandes sagas et des superproductions quasi hollywoodiennes. Sans plus ironiser, admettons qu’il est tout à fait envisageable, même en restant à l’échelle de ce pays aux quatre langues nationales, ou de ce continent qui en compte plus de trente, de produire et de diffuser mieux qu’avant les réalisations cinématographiques suisses de fiction et de tailler une place à la production de ce cinéma dans la foire d’empoigne de cette industrie mondialisée. Cela pour autant qu’il soit possible de compter sur une politique de soutien claire et déterminée.

Une course-poursuite au détriment d’un genre

Un point pourtant chagrine : cette course-poursuite, engagée avec un bon siècle ou tout au moins un demi-siècle de retard sur les industries du cinéma existantes, pourquoi faudrait-il la mener au détriment d’un genre dans lequel les réalisateurs suisses ont déjà imposé la qualité de leur regard et collectionnent depuis longtemps les reconnaissances régionales comme internationales ? Autrement dit, le documentaire comme genre filmographique, tout mal considéré qu’il soit, reste un atout de notre production culturelle. En fait, il serait bien davantage dans notre génie d’en améliorer le statut que de chercher à reconvertir ses principaux créateurs dans une autre forme de production, beaucoup plus aléatoire, demandant de bien plus forts investissements et surtout pour lequel nos générations actuelles sont mal préparées à travailler régulièrement à un haut niveau.

Doués pour promouvoir les genres décriés

Les créateurs suisses sont en effet doués pour promouvoir les genres artistiques décriés. Pensons par exemple à la « peinture de genre », tenue en peu d’estime et considérée comme bien inférieure aux sujets historiques et mythologiques jusqu’au début du XIXe siècle, époque où le peintre neuchâtelois Léopold Robert (oui, celui qui a son avenue à La Chaux-deFonds) a par ses vastes et magnifiques compositions fait accepter, en Italie, en France d’abord, une modification de l’échelle des genres picturaux. Prenons aussi, dans le domaine du théâtre, le principal passeur du nouveau genre que fut le drame : le Genevois Pierre Clément, traducteur du Marchand de Londres de Lillo et qui inspira durablement ainsi Diderot et Lessing. Le premier à avoir envisagé le décor de théâtre non plus comme un ornement mais dans une conception créatrice est Adolphe Appia, qui inventa dans la dernière décennie du XIXe siècle la scénographie, c’est-à-dire le décor imaginé désormais dans les trois dimensions de l’espace et non plus seulement en toiles peintes. Certains ont aussi tenté, notamment en France, de revaloriser le décor en faisant peindre des toiles de fond par de grands peintres qui y apportaient leur univers graphique particulier et leur notoriété, mais ce sont les options d’Appia qui se sont montrées les plus fécondes et placent désormais au côté du metteur en scène les artistes chargés d’imaginer l’espace scénique. Emile Jaques-Dalcroze lui aussi a ouvert au début du XXe siècle des voies nouvelles à tous les arts du spectacle vivant à travers sa conception englobante de la rythmique. Disons aussi qu’il a fallu une guerre mondiale pour que son mouvement, amorcé à

Trop souvent, la Suisse envisage d’appuyer des artistes après que leur domaine eut été défini ailleurs comme important

Genève, ne rayonne pas ensuite désormais à partir de l’Allemagne, où dès 1909 des conditions de travail exceptionnelles lui ont été offertes.

L’art du contre-pied ?

Bien d’autres artistes encore vivants dans ce pays se sont trouvés au cours de l’histoire en position de défendre des genres décriés. Est-ce l’organisation politique de ce pays qui entretient l’attention pour l’expression minoritaire, le goût pour la prise de parole, d’où qu’elle vienne, et l’art du contrepied ? A moins que l’explication soit d’ordre géographique : les Suisses enregistrent au cours du XVIIIe siècle, on le sait, un changement fondamental dans la perception de leur environnement par la mise en valeur de leur cadre de vie, ressenti jusque-là surtout comme une malédiction. Le goût européen nouveau pour le sublime trouve alors dans ce pays à s’inspirer des parois verticales de ses montagnes si menaçantes, de leurs sommets si enneigés, de leurs gouffres si profonds et de leurs sapins si noirs. Parce que les paysages deviennent des buts recherchés par certains étrangers fortunés, des systèmes de pensée différents et de nouvelles approches de valorisation de régions entières de la Suisse sont alors proposés à leurs habitants qui n’en faisaient aucun cas.

Ne pourrait-on prendre en main nous-mêmes la mise en valeur internationale d’un genre dans lequel on sait exceller ?

Certains chercheurs en sciences humaines voient là une première et originale transsubstantiation culturelle qui ouvre ce pays à tous les changements ultérieurs, hypothèse défendue notamment par Claude Reichler (La Montagne réinventée : géographes, naturalistes et sociétés (XVIIIe-XXe siècles), Grenoble, 1994 ; La découverte des Alpes et la question du paysage, ChêneBourg / Genève, Georg, 2002). Nécessité faisant loi, il est possible aussi que le développement particulièrement fécond des genres mineurs en Suisse soit dû paradoxalement au long attentisme dans le soutien apporté aux arts : trop souvent, on commence à envisager d’appuyer des artistes après que leur domaine eut été défini ailleurs comme important. Le nouveau genre s’y est alors déjà considérablement déployé et les normes qui ont été fixées là-bas ne conviennent généralement plus aux capacités propres des artistes qui ont vivoté ici. Obtenir des places dans ces domaines désormais convoités coûte cher. Restent donc les autres genres, dits « mineurs », en attendant de trouver parfois plus tard consécration... ailleurs.

Ne pourrait-on, pour une fois, prendre en main nous-mêmes la mise en valeur internationale d’un genre dans lequel on sait exceller, par exemple le documentaire ?