illustration Mersad Denic

Samedi 6 juin, pour la première fois depuis presque trois mois, je suis allée au cinéma. Voir le film de deux cinéastes suisses, Sergio Da Costa et Maya Cosa, L’île aux oiseaux, un très beau poème elliptique sur la relation entre des humains désorientés et des oiseaux blessés. Bien que le public ait répondu présent, la salle était à moitié vide. Non que la projection n’était pas attractive, au contraire, mais un siège sur deux devait marquer la distance sociale. L’apéro d’avant le film se faisait assis sur les quelques chaises disponibles, et l’avenir de ce petit cinéma se dessinait entre promesses et inquiétudes.

Une situation que la plupart des artistes, des institutions et des lieux culturels vivent tous les jours. On ouvre, mais pas complètement, on revit, mais pas vraiment. On avance, on prépare la reprise, mais avec le souffle court d’un convalescent qui craint de rechuter.

«La culture, c’est mon métier», clament toutes les personnes qui travaillent aujourd’hui dans le domaine artistique. Histoire de montrer qu’ils sont nombreux, que leur profession est variée, qu’ils et elles vivent dans la précarité, contribuent non seulement à raconter ce que nous sommes mais aussi à créer emplois, richesse, avenir. Ils attendent des autorités politiques la reconnaissance financière et sociale de leur activité. La crise sanitaire que nous venons de traverser les a touchés de plein fouet, et ce qui est à venir ne sera pas moins difficile, aujourd’hui, demain et sans doute pour les prochaines années. Le temps de la création culturelle est long, inversement proportionnel à la durée de contrat de ses créatrices et de ses créateurs. Il faut voir souvent sur deux ans, pour un contrat de deux mois. Sous-estimer cette réalité chronologique, et la chaîne de production culturelle risque de se briser.

Et nous, public, saurons-nous retrouver le chemin des théâtres, des salles de spectacle, des festivals maintenant que les interdictions sont partiellement levées? Ce que nous avons vécu est totalement inédit. L’histoire du monde nous montre que, quelles que soient les crises, et même les pires, les artistes n’ont cessé de s’exprimer, de résister, d’attiser les étincelles de l’espoir. Aucun régime politique, aucune guerre, aucune suppression de liberté n’a complètement éteint le souffle créatif d’une société. Même dans les prisons, dans les goulags, sous les dictatures, les artistes ont réussi, envers et contre tout, à être «une lumière dans l’obscurité». Peut-être pour la première fois dans notre histoire l’irruption d’un virus aux ramifications mondiales a pour effet que le besoin de partager notre destin commun par la culture entre en contradiction totale avec les mesures de protection et de sécurité contre l’épidémie. Les lieux de culture sont devenus des territoires dangereux, interdits. Car aller voir un spectacle, c’est accepter que soit exposée notre part de vulnérabilité. C’est une rencontre, le frottement de plusieurs émotions. Le public vibre, tousse, pleure, rit, chuchote. Comme les artistes sur la scène, il dégage des souffles, des parfums, de la sueur. On dira des réactions d’un public qu’elles sont «contagieuses», le contraire des gestes barrières. Il faut donc renouer le lien de confiance entre un artiste et son public. Montrer que la peur ou la prudence ne peuvent être le seul prisme qui reflète la bonne santé du monde. L’esprit critique, l’exigence de liberté imposent qu’on brave nos propres résistances. C’est le meilleur antidote qu’on puisse se souhaiter contre la crise.