« Sommes-nous prêt·e·s à changer de mentalité ? »

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Interview de Fosca Tóth, gestionnaire créative et polyvalente. Forte de son expertise transversale, elle explore la transition vers de nouveaux écosystèmes appliqués à la culture.

Une heure chrono, montre en main. En écho direct avec l’annonce du Festival Locarno qui remplace sa 73e édition physique par une initiative de soutien pour le cinéma indépendant, consistant notamment à des prix monétaires décernés aux cinéaste à l’arrêt forcé de la crise sanitaire actuelle, Fosca Tóth partage sa vision d’un écosystème responsable et durable de la culture. Vision utopique d’un monde chamboulé ou réelles pistes de consolidation de la valeur culturelle, l’écosystème selon la manager culturelle bouleverse certains codes établis.

Qu’entendez-vous par écosystème de la culture ?

Il s’agit d’une approche qui défend l’idée que tous les éléments s’alimentent les uns les autres, une approche transverticale et transdisciplinaire. Concrètement, cela signifie qu’à la place d’une seule institution ou personne mandatée pour analyser un projet, on retrouve un système d’experts. Cela permet de valoriser les expertises individuelles de chacun·e, mais aussi d’enraciner un projet de manière écologique.

Vous faites une comparaison intéressante avec la nature.

Oui, avec la nature et l’écologie. Dans la situation actuelle où tout se restreint, on constate que les ressources et les flux de distribution viennent à manquer dans certains secteurs. Dans tous les domaines, les ressources naturelles, humaines et productives sont vitales et cruciales. On peut comparer les écosystèmes à l’économie circulaire. On en parle beaucoup, mais finalement la vraie question est : sommes-nous prêt·e·s à changer de mentalité ?

Quel secteur a déjà réussi cet écosystème, selon vous ?

L’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’alimentation. Il semble être devenu aujourd’hui une évidence de connaître toutes les sources et provenances se trouvant dans nos assiettes. A cet effet, on observe un engouement grandissant à faire pousser ses propres légumes dans son potager. Dans ce cas, on se trouve dans un écosystème dans lequel on privilégie l’échange à tous les niveaux, des agriculteurs aux consommateurs. On est même prêts à payer un prix plus élevé dès lors que l’on détient les preuves que les sources sont traitées avec soin, j’entends par là que la connaissance de valeur se manifeste dans l’affirmation du prix. Il faut plus de connaissance et de transparence, moins de déséquilibre et de spéculation.

Tout est lié ?

Totalement. Dès le moment où la civilisation recommence à comprendre ce que cela signifie de cultiver, en reconsidérant le savoir-faire de toute la chaine, on réapprend les facteurs temporels et saisonniers qu’impliquent la culture de la bonne cuisine et son évolution avec le temps. Au même titre que la nature se transforme, la culture de l’homme change. Dans l’artisanat, cette étroite relation entre les ressources et le client est très forte.

On attribue ces considérations à celles et ceux qui ont les moyens de se soucier de ce qu’ils mettent dans leur assiette…

Dans un écosystème, l’expertise et l’expérience de chacun·e est valorisée, même si tout le monde ne se trouve pas au même niveau, seules la dimension et l’échelle change. Cette culture d’échange et de débat représente un enrichissement mutuel, une voie rêvée vers des solutions et des innovations. Il s’agit aussi de faciliter l’accès, notamment via internet qui aide à la transmission des besoins et permet l’accessibilité. Cela représente une chance pour les artistes de communiquer et partager leur approche créative directement avec le public. C’est un échange immédiat. Nous vivons une époque où le savoir et le savoir-faire sont valorisés différemment que par le passé. On le voit avec les nombreux cours, entrainements, enseignements en ligne : l’apprentissage est devenu consommable et immédiat. On peut y voir le potentiel de notre hyperculture d’amener l’envie d’apprentissage et de découverte.

Dans le prolongement de cette comparaison entre l’alimentation et la culture, ces facteurs de saisonnalité et du temps de pousse décuplent-ils les plaisirs ?

Oui, absolument. Tout commence par la fascination de la matière ou de l’idée, c’est là que réside toute la complexité de cette approche, car nous n’avons pas tous la même ouverture d’esprit, ni le même niveau d’intérêt. Même si finalement, on peut s’alimenter de tout. Cela me rappelle une expérience personnelle : il y a quelques années j’ai regardé six heures d’une course automobile avec un ingénieur. J’étais la première étonnée de constater la fascination qu’il a su me transmettre. L’ouverture empêche de s’étouffer.

La culture a-t-elle cette tendance à s’étouffer sur elle-même ?

C’est peut-être la rançon de cette ère hédoniste et de « hype ». On voit des « shooting stars » un peu partout, comme à Art Basel par exemple, qui jouissent d’une popularité immédiate. C’est le Zeitgeist qui induit qu’il suffit de se trouver avec le bon concept « vendeur » au bon moment pour les chaînes de communication qui s’approprient le concept pour leur propre mise-en-scène, c’est du « Win-Win », nous assure-t-on. Sauf que le gagnant, c’est le flux, et non pas le créateur. J’appelle ça « l’effet Instagram », où tout finit par se ressembler. On cherche à correspondre à ce qui marche, en dépendant chacun·e des mêmes choses. Cette proximité étriquée n’alimente pas le système en soi. Par contre, dès lors qu’on accepte de dépendre les uns des autres pour cultiver une scène où tout peut se créer dans sa propre dimension, l’approche est totalement différente, elle se transforme en un atout qui donne de l’ampleur à l’espace dans lequel les artistes et les créatifs évoluent. La culture dépend économiquement du résultat de ses succès financiers, c’est une déviation dans le mur dans lequel les acteurs culturels se retrouvent maintenant. Idéalement, le système monétaire devrait changer.

Qu’entendez-vous par là ?

Une première discussion avait eu lieu à ce propos pendant le «Erster deutschsprachiger Grundeinkommen-Kongress» à Vienne en 2005. Il y était question de la séparation des flux monétaires en deux systèmes : le premier alimente la productivité et le deuxième sert à garantir l’existence au quotidien des acteurs des milieux culturels. Le temps est venu d’examiner de nouveaux développements et  de nouveaux moyens de financement. Je pense que l’accélération de surproduction, les problèmes liés à la distribution et au sponsoring, démontrent les failles d’un système qui ne fonctionne pas. Tout commence par la compréhension de la valeur culturelle. Pour cela, il faudrait peut-être commencer par montrer ce qui se passe quand il n’y a pas de culture. On en a un aperçu en ce moment…

En attendant, la culture se heurte souvent à une tout autre réalité financière.

Le problème avec des budgets dérisoires alloués, c’est qu’on ne transmet pas la valeur du projet, cela crée de mauvaises habitudes. Une convention collective pourrait être une solution. Dans l’art comme dans d’autres secteurs de l’industrie créative, on constate le même problème. Il n’est pas rare d’entendre des phrases comme : « Ah, mais moi je connais un graphiste ou une photographe qui fait la même chose pour la moitié », ou même : « Tiens, ça je peux le faire moi-même ». Il est important de convenir collectivement de la valeur de la culture pour créer une sorte de référence accessible pour tout le monde, Cela atténuera le phénomène des « prix inventés ».

La complexité des projets et de leur nature ne rend pas la tâche facile.

D’un côté, l’économie n’est pas un bon système pour la culture. Pourtant au niveau de la production, certains projets permettent de calculer des budgets précis. Pour les projets ouverts, c’est une autre affaire relevant de l’estimation. Il faut bien distinguer les deux. D’un côté on investit dans un projet dans lequel « on croit », de l’autre, on peut parler d’industrie créative. C’est la raison pour laquelle on parle d’économie culturelle.

Cela ne mène-t-il pas une sorte de conflit de perception ?

En effet. Certains artistes considèrent aussi que calculer ne fait pas partie de leur travail. Pourtant, savoir calculer est aussi un moyen d’obtenir la confiance de celui qui soutient un projet. Car un autre problème survient à ce niveau-là : le secteur culturel est souvent prédominé par des gens qui ne savent pas comment bien faire un budget.  Trouver des solutions budgétaires mène aussi à des nouvelles idées et ouvre des nouveaux champs à la création.

Quelles solutions concrètes pour harmoniser cet aspect-là ?

Des panneaux d'experts transdisciplinaires constitué de managers culturel·le·s, de représentants politiques, d’avocats, des artistes, entre autres. Concrètement, cela signifie qu’au départ d’un projet, au lieu de postuler pour une bourse, on s’adresse à cette entité qui saura guider l’artiste dans ses démarches, notamment dans l’établissement d’un contrat. Dans un écosystème, tout commence par les sources. Ce « conseil des sages » représente la source vers laquelle se diriger en premier lieu pour les créateurs, avant d’être redirigés plus loin pour trouver des solutions. La source, c'est la collectivité. D’où l’importance de la transverticalité, pour donner l’accès à la connaissance et au savoir-faire. C’est là que les synergies se créent.

N'est-ce pas le rôle des associations ?

Oui, les associations sont les plus proches et s’adaptent le mieux actuellement pour trouver des solutions adaptées à chaque projet, chaque destin, au plus proche des besoins. Mais là aussi, la transdisciplinarité a du chemin à faire. En fin de compte, on en revient toujours aux questions d’argent, de marché, de distribution. Cela isole. La mode est un exemple intéressant, car beaucoup d’initiatives vont dans ce sens et tendent à inscrire les intermédiaires dans une collectivité.

Comment décloisonner ?

Par un retour aux sources de la création : l’individu et sa vision. Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Certains artistes ont besoin de conseils entrepreneuriaux, d’autres pas. Tout doit devenir plus agile.

Connaissez-vous structures qui vont dans ce sens ?

Je pense à ces plateformes d’artistes ou de compagnies de danse qui présentent un « teaser » de leur création en ligne, avant de basculer en mode payant à un prix en valeur libre, directement, sans intermédiaire. Cette approche aide les gens à comprendre la valeur de l’investissement artistique. Ça s’apparente à une « open source ». Mais il ne s’agit pas encore d’une solution au point.

On parle ici d’internet, comment l’appliquer dans la réalité ?

En mettant tout dans la balance de la production par l’intermédiaire d’un « crowd sourcing » : Quoi ? Coût ? Combien ? Ainsi, on offre la possibilité à chacun·e d’investir dans son secteur favori, comme les costumes par exemple. C’est aussi une façon de donner les moyens aux spectateurs et aux scènes elles-mêmes d’exprimer ce qu’ils apprécient et d’attribuer leur perception de la valeur.

Un exemple concret ?

Accepter la co-dépendance et s’en servir en terme écologique. Un passionné adore la peinture d’un artiste qui travaille avec du mauvais matériel et le déplore. Cela permet de dire : « OK, j’investis dans de nouveaux outils pour ton travail et achèterai une toile ensuite ». Cela exige plus d’interaction et même si pas tous, certains artistes sont conscients de l’importance d’avoir un public.

On pourrait imaginer des fonds pour cela.

Bien sûr, avec un certain pourcentage pour le savoir-faire, l’innovation et la production. Il est important qu’il n’y ait pas d’exclusion dans un écosystème. On en revient à la convention collective qui définit cette clé scientifiquement, et pas uniquement sur des critères économiques.

Qu’est-ce que cela apporte à la valeur culturelle ?

On s’éloigne du concept de l’investissement de prestige. L’investissement passe par la plateforme, et non plus par l’égo ou l’image d’un investisseur particulier. C’est la collectivité qui alimente le système, non plus uniquement les compagnies, les institutions ou l’état.

N’est-ce pas une belle utopie ?

Oui, certainement. Et je ne sais pas comment nous pourrions l’implémenter. L’ampleur d’un écosystème s’étend des plus petits aux plus grands. Pourquoi ne pas commencer à tester le « crowd sourcing » à différentes échelles par le biais d’une, ou plusieurs associations réunies ? L’alimentation et la mode l’ont prouvé par des exemples concrets, on peut vraiment faire une différence. Il faut aussi savoir convaincre les acteurs qui n’ont pas confiance et ne se sentent pas représentés ni compris dans le système actuel.

Qu’est-ce que cela implique de la part chacun·e ?

Je dirais la responsabilité. Qui endosse cette ambition de créer des nouvelles perspectives et initier des méthodes ? Cela dépend en grande partie d'un esprit collectif. Cette passerelle se créera à la croisée de l’humain, des institutions et des intérêts. Cela implique d’oser exiger de la part des artistes, pour se faire entendre et établir de nouvelles normes. On doit se mobiliser pour que les choses bougent.

Il faut peut-être commencer par cesser d’imaginer que l’argent suffit à faire survivre l’art, car ce n’est pas une question de survie. La culture est existentielle. Il est temps de mettre en pratique les mécanismes de notre contemporanéité pour trouver des solutions, car notre système, la politique et l'économie datent d’il y a trop longtemps par rapport à l’évolution de nos existences hyper culturelles.