De la municipalisation des théâtres en Suisse romande

Numéro 21 – Mars 2009

L’aventure du Schauspielhaus en 1938 relatée par Anne Cuneo donne vraiment envie de découvrir en Suisse romande de si belles prises en charge municipales des théâtres. Hélas, celles que nous connaissons ne peuvent pas vraiment être envisagées comme aussi heureuses dans toutes leurs conséquences.

Rappelons d’abord qu’en deux ou trois décennies, au milieu du XXe siècle, des contraintes économiques ont partout mené les lieux de représentations permanents du spectacle vivant professionnel à passer du statut d’entreprise privée à celui de lieu soutenu financièrement par la collectivité. Ceux qui n’obtinrent pas ce soutien devinrent cinémas, bureaux ou terrains vagues. Synthétisé sous le nom de « loi de Baumol », ce fait économique aide à comprendre que depuis les années 30 environ, les coûts de production des spectacles ne pouvaient plus être compensés par une inflation équivalente des prix des billets d’entrée : trop peu de personnes auraient pu s’offrir des places si chères. Liés à l’augmentation générale des salaires, ces coûts n’étaient guère compressibles dans des modes de représentation impliquant chaque soir de nombreuses personnes sur un plateau. De plus, une exigence croissante de qualité les poussait aussi à la hausse. Bientôt, seul un apport financier important des collectivités – assorti souvent de l’acquisition des lieux par les villes –, permettait à ces formes artistiques anciennes que sont le théâtre et la danse d’avoir encore droit de cité, aux côtés de l’art musical soutenu depuis longtemps déjà. Cela seul permettait encore d’offrir à la population le développement culturel propre que mérite chaque communauté humaine.

Ainsi, lorsque la Comédie de Genève – pour laquelle s’était ruiné son fondateur, Ernest Fournier, mort à la tâche en 1937 – se retrouve, dix ans plus tard, à nouveau au bord du dépôt de bilan, la Ville de Genève rachète cet équipement culturel auquel nombre de Genevois sont attachés. Pourtant, la municipalisation de la Comédie implique aussi de la part du directeur d’alors, Maurice Jacquelin, un changement fondamental : il doit revoir ses budgets, limiter les risques et les investissements, ce qui le mène à ne plus engager les comédiens à l’année, mais seulement de spectacle en spectacle. Progressivement, le nombre de productions de cette scène passe alors d’une quarantaine à cinq par saison au début des années 60. Le reste du programme se compose en proportion inverse de spectacles accueillis.

À Genève donc, la sauvegarde de la scène du boulevard des Philosophes s’est faite au prix de la fragilisation du métier de comédien, sans parler des conditions toujours plus aléatoires de création de nouveaux auteurs. On peut tout de même se demander pourquoi Genève n’a pas suivi les exemples des grandes villes alémaniques, proches et qui faisaient déjà l’effort plus substantiel nécessaire au soutien d’un ensemble de comédiens attachés à chaque grande scène. Sans doute qu’au bout du lac, les regards tournés vers Paris n’y ont rien aperçu de tel (ce n’est qu’en 1958 qu’André Malraux inaugurera en France un Ministère des affaires culturelles). De plus, l’autre grande scène romande de l’époque, celle de Lausanne, était dirigée depuis 1928 par Jacques Béranger. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, dès la réouverture des frontières, Béranger avait fait le choix de programmer essentiellement les tournées françaises, dont il était devenu l’agent. La situation était plus simple pour lui et nettement plus rentable.

Né dans les périodes d’enthousiasme et de dynamisme des cités, les lieux de spectacle s’étiolent lorsque ces communautés se font frileuses

Le Théâtre de Lausanne (actuellement l’Opéra) était devenu en 1931 propriété de la Ville, qui dut investir dès l’année suivante dans d’importants travaux de réfection et de modernisation. Durant près de trente ans, le directeur Béranger fut laissé libre de toutes contraintes, malgré les critiques les plus vives au cours de la guerre de la part des auteurs romands, rejoint par les professionnels contraints, dès 1945, de louer la salle pour bénéficier de ce qui devait être leur principal lieu d’expression. Il fallut attendre le changement du Syndic de la ville pour qu’en 1959 la direction dramatique de ce Théâtre soit confiée au metteur en scène Charles Apothéloz, qui réorienta les programmes en accordant une vraie place à la production romande.

Il n’est pas anodin de l’évoquer en marge du présent dossier sur la part des communes dans la vie artistique : il y a toujours un point de cristallisation intéressant autour des lieux de spectacle, où se répercutent avec plus d’acuité les fictions collectives. L’organisation, l’investissement public consenti et finalement les attentes suscitées ou que certains créateurs parviennent à faire naître à partir de ces lieux en disent beaucoup sur la force de la collectivité ou sur la faiblesse des liens sociaux dans une communauté que l’histoire et la politique ont voué à une unité de destin.

La part de dynamisme, les goûts plus ou moins prononcés pour la chose culturelle et les idées politiques dominantes des autorités élues influent ainsi de fait sur les institutions culturelles, qui se développeront ou stagneront selon les relais qu’ils parviennent à trouver. Né dans les périodes d’enthousiasme et de dynamisme des cités, les lieux de spectacle s’étiolent lorsque ces communautés se font plus frileuses, ne savent plus saisir l’importance des enjeux culturels, ratiocinent et mégotent.

À Vevey par exemple, puisque cette ville apparaît ailleurs dans ce numéro de CultureEnJeu, une Société rassemblant les bonnes volontés parvint à faire bâtir un théâtre en 1868, trois ans avant que Lausanne n’inaugure le sien, onze ans avant l’ouverture du Grand Théâtre de Genève. Les trois ou quatre décennies qui suivent font parvenir la ville au sommet de sa croissance. Lorsqu’il s’agit ensuite d’imaginer une nouvelle forme de fonctionnement qui soutienne davantage les productions et l’existence d’une troupe théâtrale locale, Vevey ne parvient pas à concevoir l’utilité d’un subventionnement public, contrairement à ce que va faire sa rivale et voisine, en pleine expansion grâce au tourisme et qui aidera son principal lieu de spectacles, le Kursaal de Montreux, pour qu’il continue d’offrir les meilleurs productions, notamment musicales.

Nul n’a oublié qu’Ernest Ansermet y a fait alors des débuts remarqués de chef d’orchestre. Plus anciennement encore à La Chaux-de-Fonds, la génération qui prépara la révolution de 1848, dans son travail associatif et voué au développement, avait érigé une belle salle « à l’italienne » inaugurée en 1837. Bien que ses débuts et son existence financière furent difficiles, la bonne marche de cet équipement correspond aussi aux périodes de grand dynamisme de la ville. Au siècle suivant, il est donc moins étonnant qu’il y paraît de constater que le Théâtre Populaire Romand reçoit à La Chaux-de-Fonds une meilleure écoute qu’à Neuchâtel.

Le soutien des « entreprises culturelles » par les fonds publics a mené à l’instauration d’organismes de tutelle et de surveillance financière, où la supervision est de facto demandée à des hommes ou des femmes politiques, qui n’y connaissent pour la plupart pas grand chose. Des « Services culturels » ont donc été élaborés pour servir de relais entre la réalité du terrain et celle des élus politiques, et bien sûr aussi, pour suivre de près ce qui se passe, évolue, exigeant les rapides adaptations nécessaires au bon développement des arts.

En ce sens, on perçoit clairement l’inanité de tentatives récentes s’évertuant à inscrire le subventionnement culturel dans des lois restrictives.
Alors même qu’il s’agit d’obtenir des cadres légaux ouverts, capables de s’adapter aux modifications sensibles de notre société, des « lois sur la culture » qui chercheraient avant tout à simplifier la tâche des fonctionnaires ne seraient que de formidables pertes de temps et d’énergie. Car à cet égard, la seule loi qui compte doit être celle de la création, c’est-à-dire de faciliter l’expression des créateurs.