Numéro 105 / Novembre-Décembre 2023

Dans l’ombre des plateformes


 

Édito

Promenons-nous dans les bois pendant que la plateforme n’y est pas

Vous ne visionnez jamais de séries ou de films sur Netflix ? Désormais, vous appartenez à la minorité de la population suisse. Selon des sondages récents, plus d’une personne sur deux aurait recours aux services de la célèbre plateforme audiovisuelle dans notre pays. Ses concurrentes directes, Amazon Prime et Disney+ en tête, ne sont pas en reste. Côté musique aussi, les géantes du streaming, portées par leur figure de proue Spotify, font exploser les audiences helvétiques. Et les artistes, dans tout ça ? Comment la marche aussi fulgurante qu’inéluctable de ces streamers impacte-t-elle les créateur·rice·s de contenus? Est-ce que les projets et initiatives locaux nés en marge de l’invasion des grandes plateformes – notamment la Lex Netflix ou Play Suisse – constituent un rempart contre les inégalités qu’elles entraînent souvent ?

Quatre ans après avoir publié un dossier intitulé « La guerre des plateformes a commencé », CultureEnJeu remet le couvert. Forte du constat que les habitudes de consommation des amateur·rice·s de musique, de films et de séries – mais aussi de théâtre ou de bande dessinée – ont été bouleversées en l’espace de quelques années, la revue fait le point sur l’ampleur du phénomène de plateformisation de la culture. Tout en explorant ses conséquences. 

 

 

L’Agenda met pour sa part le cap sur le Nord vaudois et jette l’ancre à Yverdon-les-Bains. Très complète dans la diversité d’arts qu’elle couvre, la ville a dévoilé, il y a deux ans, un ambitieux Plan directeur de la culture 2030. Celui-ci se penche sur des restructurations touchant au financement et à la professionnalisation de la culture, mais aussi à la façon dont ses développements peuvent créer des synergies avec les domaines du tourisme ou de la technologie, et contribuer aux questions d’environnement, de formation ou encore de dialogue pluriculturel. La rédaction a frappé aux portes de l’art contemporain, de la musique et du théâtre pour rencontrer leurs acteur·rice·s et découvrir ce qu’il·elle·s ont prévu de présenter au public durant les mois à venir.

La colocation entre les titres CultureEnJeu et L’Agenda a pour but de s’inspirer mutuellement et d’aborder des thèmes communs sous différents angles. Vous trouverez donc, chère lectrice, cher lecteur, une petite pastille indicative lorsqu’un article traite d’un sujet similaire de l’autre côté de la revue. Bonne lecture tête-bêche !

Katia Meylan, rédactrice en chef de L’Agenda
Patricia Michaud, rédactrice en chef de CultureEnJeu


 

« Le journalisme culturel est la chambre d’écho de la création »

Compte rendu : Marie Butty, rédactrice

Souffrotant, le journalisme culturel suisse mérite-t-il qu’on vole à son secours ? Les participant·e·s à une table ronde organisée à Morges dans le cadre du Livre sur les quais en sont convaincu·e·s : le journalisme représente un aspect fondamental de la culture.

Le journalisme culturel suisse est en crise. Plusieurs études relèvent la disparition progressive de la discussion critique de la culture et la tendance des médias traditionnels à renoncer peu à peu à leurs pages culturelles ou à les faire glisser dans les rédactions société, voire people. Cette constatation inquiétante interroge sur la nécessité et le besoin de ces pages. Le monde culturel peut-il vivre sans journalisme culturel ? Cette question figurait au centre de la table ronde « Editeurs et journalistes culturels : Quelles relations ? Quels défis ? Quels combats ? » organisée dans le cadre de la manifestation Le Livre sur les quais à Morges.

Tou·te·s les participant·e·s semblaient d’accord sur l’aspect fondamental du journalisme culturel. Carine Bachmann, directrice de l’Office fédéral de la culture (OFC) et invitée à la table ronde, a indiqué que c’est une conviction de la Confédération et de l’OFC : « Pour que la culture puisse être vécue pleinement et pour pouvoir bénéficier d’une scène culturelle vivante, la discussion de la culture est essentielle ; elle doit être l’objet d’échanges et de débats publics. ». Ainsi, la création a besoin du journalisme culturel pour exister dans la société. Il s’agit d’une relation d’interdépendance, l’une étant indissociable de l’autre pour continuer à perdurer.

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Inéluctable doit-il rimer avec inéquitable ? 

Focus : Allan Kevin Bruni, rédacteur 

Les grandes plateformes actives dans le streaming audiovisuel et musical comptent désormais des millions d’utilisateur·rice·s en Suisse. Un succès inéluctable dont ne profitent pas équitablement les artistes. La loi Netflix et les plateformes locales peuvent-elles y remédier ?

Avec l’arrivée de Netflix en 2014, et de toutes les autres plateformes de vidéo ou de musique à la demande qui ont suivi, un changement radical dans la manière de consommer la culture s’est opéré. Selon des sondages effectués par moneyland.ch en 2023, plus d’une personne sur deux se divertit désormais sur Netflix en Suisse. Malgré une augmentation des tarifs d’abonnements mensuels par ce géant du streaming audiovisuel, la clientèle continue de croître; ce notamment en raison de la nouvelle politique de l’entreprise, qui ne permet plus de partager son mot de passe avec autrui.

Pour Spotify, c’est le même scénario : la plateforme de streaming musical compte pas moins de 2,5 millions d’adeptes helvétiques, dont 1,4 million d’utilisateur·rice·s régulier·ère·s, selon l’étude IGEM-Digimonitor 2022. Ce en dépit d’une hausse des prix des abonnements mensuels atteignant jusqu’à 12%. Le règne est complété par Amazon Prime, Disney+ ou encore YouTube, qui eux aussi aident à faire exploser les compteurs du streaming de masse. Et la recette semble porter ses fruits : Netflix et ses concurrentes empocheraient près de 300 millions de francs par année en Suisse. Et Spotify ne s’en sort pas moins bien, puisque neuf utilisateur·rice·s sur dix détiennent un abonnement payant.

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Autres articles du numéro 105 accessibles aux abonné·e·

« Sommes-nous capables de produire un contenu suisse à vocation internationale ?  »

Denis Rabaglia est devenu le président de la Société suisse des auteurs (SSA) en 2012, alors que les plateformes de streaming n’avaient pas encore déployé leurs offres sur la Suisse. Il est donc bien placé pour analyser les conséquences et les perspectives du changement induit dans la production audiovisuelle helvétique.

Interview : Sophie Roulin, journaliste

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VERS UN AVENIR FICTIONNEL RADIEUX

Actuellement sources des plus gros profits générés par les narrations grand public, les plateformes y sont parvenues en simplifiant et en rationalisant les coûts.

On peut prédire qu’elles seront bientôt remplacées à leur tour par des composés de récits beaucoup moins chers.

Tribune libre : Joël Aguet, historien du théâtre

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« LES PLATEFORMES N’ONT PAS TUÉ LE MARCHÉ DU DISQUE, IL ÉTAIT DÉJÀ MORT »
 

L’arrivée en terre helvétique du streamer suédois Spotify a chamboulé la manière de consommer de la musique. Mais aussi de la vendre. Les artistes romands Lakna, Jonathan Nido et Laure Bétris témoignent.

Eclairage : Marie Butty, rédactrice

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TOUT L’ART DE CAPTIVER EN UNE MINUTE

Le marché de la bande dessinée n’est pas épargné par l’invasion des plateformes. Selon le bédéiste vaudois Damien Cho, actif sur Webtoon, le digital change la façon de concevoir et de produire le neuvième art.

Portrait : Thibaud Nicole, rédacteur

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QUAND LA VILLE ORCHESTRE LA CULTURE

Que l’on habite dans le Gros-de-Vaud, la périphérie genevoise ou les vallées valaisannes, plus besoin d’aller à la culture, c’est la culture qui vient à soi. De plus en plus de communes dédient une part de leur budget, voire un service entier, à la culture. Dans la foulée, les saisons culturelles se multiplient.

Eclairage : Katia Meylan, journaliste culturelle

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LA CULTURE EN JEU

DEUX FOIS PLUS DE CULTURE

Unir les forces pour mieux servir la culture romande : désormais, les deux associations CultureEnJeu et L’Agenda n’en forment plus qu’une, qui porte le nom CultureEnJeu. Le 8 septembre dernier s’est tenue à Lausanne la première assemblée générale de la structure. L’occasion pour le nouveau comité et pour l’équipe de la revue CultureEnJeu/L’Agenda, portée par l’association, d’évoquer les thématiques qui font l’actualité des milieux culturels. Invité pour l’occasion, le président de la Société suisse des auteurs (SSA), Denis Rabaglia (voir aussi en page 7), est revenu sur la grève des scénaristes et des acteur·rice·s, qui a paralysé Hollywood durant des mois cette année.

« Pour comprendre la grève, il faut comprendre le système hollywoodien. » Dès l’entre-deux-guerres, « les guildes américaines ont créé le modèle qui prévaut toujours », et qu’elles tentent d’ailleurs de faire perdurer à l’ère des grandes plateformes numériques. « Elles ont fait un pacte avec les majors du cinéma, prévoyant de leur donner tous les droits économiques et moraux ; en échange, les guildes redistribuent des bénéfices, garantissent à leurs membres une assurance maladie et contribuent à leur retraite. » Aux États-Unis, l’objectif de toute personne active dans les milieux de l’audiovisuel, « c’est de gagner sa place dans une guilde ». Pour mémoire, Hollywood en compte trois : la Screen Actors Guild, la Directors Guild et la Writers Guild.

 

Royalties et intelligence artificielle

« Les guildes fixent des catégories de rémunérations, y compris pour les figurant·e·s. » C’est sur cette base que sont calculés les royalties que touche un·e acteur·rice ou un·e scénariste durant toute sa vie. « En Europe, nous avons consommé des films et séries américains de façon hégémonique durant 80 ans ; nous avons donc nous aussi alimenté ce système. » Les streamers tels que Netflix, eux, « ne veulent pas entrer dans ce jeu, ils veulent verser un montant fixe et basta ». C’est donc tout le fonctionnement d’une machine bien huilée qui est remis en question par les streamers. « Les plateformes demandent : pourquoi payerait-on des droits d’auteur aux Américain·e·s alors qu’on ne verse rien aux Corééen·ne·s et aux Indien·ne·s ? » Car les streamers globaux font ce que les majors américaines historiques n’ont jamais fait. « Ils produisent du non-américain ; ce qui, par ricochet, met en péril l’hégémonie des guildes sur le volume de production mondial. »

Autre pomme de discorde à Hollywood, la question de l’intelligence artificielle. « Comme les acteur·rice·s abandonnent tous leurs droits aux plateformes, on pourrait reproduire leur image et leur voix et l’utiliser dans un autre film. » Même si peu après l’AG de CultureEnJeu, un accord semblait se dessiner du côté de Hollywood, le bilan des grèves demeurait inchangé. « De nombreuses séries ont été arrêtées durant plusieurs mois ; or, le problème est un peu le même que durant la crise Covid-19, à savoir que certaines personnes quittent carrément le métier. » Au niveau helvétique, quel impact pour la production audiovisuelle indigène de ces grèves à Hollywood ? « Franchement, il devrait avoisiner zéro. » Selon Denis Rabaglia, mieux vaut donc se concentrer sur les « vrais problèmes » de la branche, « ceux qui sont urgents, avec en tête la question de la redevance à 200 francs »..

 

 

 

 

Défendre les minorités

Président de l’association CultureEnJeu et lui aussi cinéaste, Frédéric Gonseth abonde dans le même sens. Lors de l’AG, il a rappelé que l’initiative populaire « 200 francs, ça suffit ! » fait suite à « No Billag » ; cette précédente initiative, « émanant des mêmes cercles » et demandant de réduire à zéro la redevance, avait été rejetée en 2018 par près de 72 % des votant·e·s. L’initiative « 200 francs, ça suffit ! » est prise beaucoup plus au sérieux, « donc est en ce sens plus dangereuse ». À l’époque de « No Billag », « le texte n’avait pas fait l’objet d’un contre-projet, ce qui était favorable à ses détracteurs ; cette fois-ci, nous n’aurons très probablement pas cette chance. »

Mais au fond, que veulent les initiant·e·s ? « Il·elle·s veulent détruire la SSR et le service public ! » En effet, « si on oblige la SSR à se rabougrir, elle ne peut plus réalistement être calibrée aux besoins de chacun·e. » Pour mémoire, grâce à l’apport de la redevance, il est possible de maintenir une clé de répartition des contenus produits en faveur des minorités linguistiques. « En votant oui, les Romand·e·s se tireraient une balle dans le pied ; car actuellement, il·elle·s obtiennent plus que ce à quoi il·elle·s ont droit proportionnellement, ce qui ne serait plus possible avec une redevance à 200 francs. ».

 

La grande invasion

Frédéric Gonseth s’étonne qu’on entende si peu les milieux culturels sur cette thématique. « À croire qu’ils attendent que ça leur tombe dessus. » Il regrette au passage qu’une fois de plus, les divers secteurs artistiques peinent « à s’unir et à faire front commun ». La culture, « c’est un maillage, les interdépendances sont extrêmement fortes ; si le public s’isole dans son salon et ne consomme plus que du divertissement offert par Netflix, la culture va s’assécher, car plus rien ne circulera ».

Que vient faire Netflix dans cette histoire ? « Le fait qu’en Suisse, on ait un abonnement obligatoire – c’est-à-dire la redevance -, c’est le moyen qu’on a trouvé pour résister à l’invasion des plateformes », analyse Frédéric Gonseth. « Car c’est bien d’une invasion qu’il s’agit : désormais, des millions de personnes paient pour des contenus essentiellement non-helvétiques, sauf les 4 % liés à la loi Netflix » (voir aussi en page 5). On nage donc « en plein débat sur l’identité suisse ». Le problème de cet abonnement obligatoire, « c’est qu’il est asocial car les pauvres paient autant que les riches ». Une solution serait certes de passer par l’impôt. Mais dans notre pays, est-il réaliste d’introduire un nouvel impôt ? « Seulement si on a l’ensemble des milieux culturels et médiatiques derrière, avec la volonté de créer une vraie riposte du type Fondation suisse des médias, qui aurait pour tâche de soutenir un service public culturel et médiatique. ».

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propos de l’association CultureEnJeu

L’éditeur de la revue CultureEnJeu est une association éponyme. Sa vocation : encourager la coalition de créateur·rice·s culturel·le·s – individualistes par définition – à devenir un collectif agissant à l’échelle romande. Pas facile de regrouper ces domaines si différents que sont les arts de la scène, les arts visuels, audiovisuels, descendant des vallées ou montant dans des villes, pour défendre l’entité culturelle romande, qui a de la peine à se revendiquer comme telle, mais qui, comme toute petite minorité, doit régulièrement réaffirmer qu’elle a droit à l’existence face aux Goliath culturels français, européens, américains, ou même face à une majorité qui, dans cette confédération, cultive une toute autre culture dans une toute autre langue. Depuis plus de vingt ans, l’association Culture EnJeu fait office de citerne à pensées (think tank). Il lui arrive parfois de sortir de son hibernation pour lancer des actions tonitruantes (comme l’initiative populaire qui a inscrit les loteries de service public dans la Constitution fédérale).

Acteur·rice·s culturel·le·s ou fans de la culture, arrivant·e·s ou ancien·ne·s, joignez-vous à nous : info@cultureenjeu.ch


 

 

La playlist

Connaissez-vous le groupe britanico-zurichois Kerala Dust ? Leur chanson « Nevada » culmine à 20 millions d’écoutes sur Spotify, grâce à sa présence dans de nombreuses playlists de… yoga. Un univers multiple des playlists où le duo fribourgeois BARON·E tire aussi son épingle du jeu. Mais si le chiffre impressionne, il reste loin derrière « Oh Yeah » de Yello et ses 34 millions d’écoutes sur la plateforme. Un succès qui ne date pas d’hier et qui doit beaucoup à une présence dans le film « La folle journée de Ferris Bueller », sorti en 1986. Et si les stats de la rappeuse KT Gorique et de l’accordéoniste Mario Batkovic sont plus modestes, leur musique a pourtant été entendue par des millions de personnes, grâce à la série Netflix « Nouvelle école » pour la première et le jeu vidéo « Red Dead Redemption II » pour le second. Ou encore le Reverend Beat-Man entendu dans une série HBO, Larytta et Priya Ragu chez Netflix et même les Young Gods en leur temps, dans « Sliver » avec Sharon Stone. Petit tour d’horizon de celles et ceux qui ont su trouver leur place dans un monde transversal, du cinéma aux plateformes de streaming, des playlists du moment aux hits du gaming.
 
Par Christophe Schenk, journaliste à la RTS
 


Du côté de L’Agenda


 

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