Sainte Estelle Revaz, priez pour nous!

Numéro 69 – Mars 2021

La culture n’est pas entendue, pas défendue ! Voilà un sentiment souvent exprimé ces derniers mois. Mais comment faire pour porter plus haut les messages d’un secteur particulièrement disparate et diversifié ? Éclairage avec Stéphane Morey, secrétaire général de l’AROPA et membre de la Task Force Culture Romande.

L’herbe est toujours plus verte chez GastroSuisse

 « Les milieux culturels ne cessent d’envoyer des bouteilles à la mer » disait Stéphane Gobbo dans une chronique[1]. « Il est impératif, nécessaire et urgent que les acteurs culturels indépendants puissent (…) être aussi défendus au niveau fédéral avec la même ardeur qui est mise pour soutenir les autres secteurs de l’économie » martèle le manifeste initié par Estelle Revaz[2]. « La culture hurle au milieu d'un désert. » se désole enfin l’auteur Pierre Crevoisier[3]. Et ce dernier d’ajouter « Je lis qu’une Taskforce Culture existe et qu’elle effectue un travail de lobbying (…). J’espère aussi. Mais je doute. » dit-il, avant de citer « la machine de guerre GastroVaud, une organisation qui pèse de tout son poids sur les décisions politiques. »

Face à la majorité bourgeoise au Parlement et dans les cantons, faire le poids implique notamment d’être capable de faire front commun au nom d’un secteur tout entier. Plus facile à dire qu’à faire concernant la culture. Quel intérêt un théâtre institutionnel subventionné partage-t-il avec une scénariste indépendante, ou une entreprise de prestations techniques qui n’a jamais touché d’argent public ? Comment fédérer un milieu qui comprend des patron·ne·s, des salarié·e·s, et des indépendant·e·s ? Comment faire pression sur l’OFC alors qu’une partie des faîtières sont subventionnées par ce même office ? Comment éviter de mordre la main qui vous nourrit tout en aboyant assez fort pour qu’elle ne vous laisse pas mourir de faim ?

Mais si les artistes maîtrisent l’expression, cela ne fait pas nécessairement d’eux·elles de bon·ne·s communiquant·e·s.

Stéphane Morey

La politique est un art, dans lequel il est périlleux de s’improviser en solo

Pendant que les faîtières se coordonnent dans l’urgence et tentent de construire un appareil d’influence politique commun, les artistes et les acteurs·trices culturel·le·s souffrent et s’impatientent, à juste titre. Certain·e·s jouissent d’une certaine notoriété et la tentation est grande d’en faire usage pour faire bouger les choses. La célébrité peut amplifier des voix, ouvrir des portes, et donner accès aux décideurs·ses. Mais si les artistes maîtrisent l’expression, cela ne fait pas nécessairement d’eux·elles de bon·ne·s communiquant·e·s. Lorsqu’ils·elles s’aventurent dans l’arène politique sans s’intéresser à ce que font les autres, sans chercher à représenter des intérêts collectifs, ils·elles prennent le risque de fragiliser les efforts et la légitimité des autres, au mieux par inadvertance, au pire en se faisant instrumentaliser par les politiques.

Les faîtières ont fait un travail considérable ensemble depuis près d’une année, tant la Task Force Culture Nationale, que la Task Force Culture Romande, et bien d’autres encore au niveau local. Ce n’est pas un hasard si le Parlement a approuvé 100 millions au lieu de 80 pour la culture dans la Loi Covid-19. La réintroduction des RHT pour les CDD n’est pas arrivée par magie. Ni d’ailleurs la possibilité pour les cantons d’indemniser désormais le secteur du livre ou les clubs, exclus des aides durant la première vague. Toutes ces petites victoires et bien d’autres sont le fruit d’efforts acharnés, souvent bénévoles et en coulisses, d’échanges coordonnés avec les membres clés de commissions, d’alliances avec d’autres secteurs concernés, et de mobilisations avec les cantons et les villes, également impactés par les décisions de Berne.

A vouloir sacrifier la démocratie au nom de l’efficacité, on risque de perdre les deux.

Stéphane Morey

La symphonie plutôt que l’unisson

Embarquées dans ces efforts en coulisses, les faîtières ont parfois négligé l’importance d’investir aussi l’espace public et d’exprimer simplement la colère et le désarroi de leurs membres, même si l’impact politique immédiat paraît faible. Sans cela, on comprend que certain·e·s décident d’occuper eux·elles-mêmes le terrain pour se faire entendre, quitte à prendre le risque de mettre les pieds dans le plat.

Dans la frénésie de coordonner en urgence le secteur culturel pour parler d’une seule voix, les faîtières ont parfois oublié que la légitimité à représenter se cultive en permanence, et qu’à vouloir sacrifier la démocratie au nom de l’efficacité, on risque de perdre les deux. Fidèle à notre immense diversité, ne vaudrait-il pas mieux coordonner nos multiples voix singulières que d’essayer d’effacer nos particularités au profit d’un message unique ?

La défense politique unifiée de la culture en Suisse est nouvelle, et nous avons encore beaucoup à apprendre. Et même lorsque nous aurons notre GastroSuisse culturel, il y aura encore des défaites et des frustrations. Il faudra apprendre que cela fait partie du jeu politique et que cela ne veut pas forcément dire que personne ne nous entend, ni ne nous défend.


[1] « La culture aux abois, la caravane passe », chronique de Stéphane Gobbo, chef de la rubrique culture du Temps, dans l’édition de ce dernier du 15 novembre 2020.

[2] « Manifeste des acteurs culturels », publié par le Collectif Culture, initié par la violoncelliste Estelle Revaz fin décembre 2020.

[3] « La culture, la gueule ouverte », tribune de l’auteur Pierre Crevoisier, publiée dans Heidi.news le 21 décembre 2020.