L’argent de la 5G compensera certains de ses dégâts culturels

Numéro 63 – Septembre 2019

Entretien avec Géraldine Savary par Frédéric Gonseth

La Conseillère aux États socialiste vaudoise Géraldine Savary a réussi à faire signer par des sénateurs de tous les partis une motion qui propose des solutions pour lutter contre les effets néfastes de la numérisation accélérée de la société par la 5G. Notamment pour financer la numérisation du patrimoine audiovisuel suisse.

CEJ : Géraldine, tu soulignes d’un côté qu’il faut se méfier de la 5G pour ses effets non vérifiés sur la santé de la population, et de l’autre, tu proposes de numériser le patrimoine audiovisuel grâce à l’argent des licences 5G octroyées par la Confédération ?

Géraldine Savary : Il faut vraiment séparer les deux démarches. J’ai été une des actrices d’une motion contre l’extension des périmètres des antennes, des périmètres des zones non ionisantes parce que je trouvais qu’on n’avait pas assez d’informations et d’assurance concernant les risques pour notre santé. Mais l’argent perçu par la Confédération pour l’octroi des fréquences 5G aux opérateurs de téléphonie a déjà été versé. Il faut éviter que cet argent passe dans les caisses de la Confédération par ailleurs très bien remplies. Mais ce n’est pas de ma part une manière de soutenir la 5G, il s’agit de souligner qu’il y a une double responsabilité : celle de la collectivité face aux dangers éventuels de la 5G, d’une part, mais aussi celle de la collectivité face aux effets de la digitalisation de la société que la 5G va encore accélérer, d’autre part.

Une sorte de principe pollueur = payeur ?

GS : On pourrait dire ça comme ça. En outre, la 5G va d’abord profiter aux grandes entreprises, elle bénéficiera en tout cas maintenant très peu aux citoyennes aux citoyens. A terme sans doute oui. Mais pas pour le moment.

Combien a rapporté la vente de ces licences 5G ?

GS : Ma motion propose d’affecter ce montant, qui est de 340 millions environ, à des tâches liées à la digitalisation de notre société, qui digitalise beaucoup de choses sauf notre patrimoine, par exemple cinématographique, qui devient invisible sur ses anciens supports. Numériser tous les films de Suisse coûte très cher. Je propose donc un fonds pour le numérique qui permette à certains secteurs économiques et surtout culturels de ne pas passer à côté de cette révolution numérique.

Cette motion a-t-elle de réelles chances d’être mise en oeuvre ?

GS : Les conseillères et conseillers fédéraux en charge de ce dossier me semblent ouverts à l’idée d’un fonds financé par les recettes de la 5G. Mais ils confirment que cela nécessite la création d’une base légale. D’où cette motion, qui demande de créer une loi spéciale pour la création de ce fonds, dont une partie doit servir à la numérisation du patrimoine cinématographique. Pour cela, j’ai eu le soutien de Cinésuisse (faîtière de toute la branche du cinéma, présidée par mon collègue au Conseil national Mathias Aebischer) et de Cinéforom, (en la personne de son président mon ami conseiller national Jacques-André Maire). Préciser dans la motion la liste des bénéficiaires du fonds a fait tiquer certains de mes collègues au Conseil des Etats. J’ai néanmoins eu le soutien de 2-3 membres de chaque parti. Le Conseil fédéral y répondra en septembre. Et si le Conseil fédéral accepte la motion et décide d’aller vite, ça peut prendre une année, une année et demie...

Un temps étonnamment court à l’échelle suisse, non ?

GS : Attention, quelle que soit la réponse du Conseil fédéral, il faut encore que la motion passe le cap du Conseil national. Ce n’est pas gagné. Mais mon texte suggère d’autres bénéficiaires de ce fonds, comme par exemple les médias électroniques.

J’étais étonné que tu obtiennes un aussi large soutien à cette question du nécessaire rééquilibrage de la société digitale.

GS : Il y a un groupe de travail de l’administration fédérale qui travaille sur la question aujourd’hui. Mais ça avance très lentement alors que les progrès technologiques s’imposent sans attendre. On avance sur une vague de numérisation qui modifie de fond en comble la société. Le parlement est bien conscient qu’il y a nécessité d’agir.

Tu n’es pas handicapée en tant que Suisse romande pour lancer une idée comme ça ?

GS : On verra… Mais au Conseil des Etats, si vous voulez construire une décision, ça dépend surtout du travail que vous effectuez. Si vous êtes dans les mêmes commissions parlementaires comme c’est mon cas depuis douze ans, avec les mêmes parlementaires, vos collègues savent que sur certains sujets, ils peuvent vraiment travailler avec vous. Sur la question de l’aide aux médias, par exemple, j’ai travaillé avec un collègue du PDC pour proposer des solutions d’aide indirecte qui correspondent aux bases constitutionnelles et légales.

Sur les médias, ta motion touche donc la question de la redevance qui va être perçue en trop ?

GS : La 5G est une recette exceptionnelle et unique. Tout autre bien sûr est la question de la redevance radio-TV, d’un montant actuel de 360 CHF. Le montant de la redevance qui est affecté à la SSR est plafonné à 1,2 milliard, 1,3 avec les concessions radios- TV locales. On peut d’ores et déjà prévoir que les sommes perçues à la fin de l’année seront supérieures au plafond prévu par le Conseil fédéral.

Mon idée est d’inclure, dans la loi radiotv, la possibilité d’affecter une partie de l’excédent de la redevance pour l’aide à la distribution de journaux.

Qu’en pensent les principaux concernés?

GS : Les associations d’éditeurs comme Médiassuisse-Schweizer Medien souhaitent pouvoir bénéficier d’un renforcement du soutien fédéral à la distribution de journaux. On les comprend. D’une part ces montants ont diminué année après année. Dans le même temps, les tarifs postaux ont augmenté et le nombre d’abonnés a diminué. Une spirale dangereuse, qui menace véritablement la survie des journaux papiers, et qui freine les éditeurs dans leur stratégie de développement du online.

Une aide indirecte à la distribution de journaux est donc une réponse pragmatique à la crise que traverse la presse. Elle permet d’alléger les coûts de l’information papier, et si les éditeurs investissent cet argent ainsi gagné, de développer une offre online.

Dans ce sens-là, les acteurs de la branche, mais aussi la conseillère fédérale en charge du dossier souhaiteraient avancer vite et par conséquent privilégient plutôt une aide indirecte à la presse, par le biais des tarifs postaux, financée par le budget ordinaire de la Confédération.

Ma proposition est sans doute un peu plus compliquée à mettre en oeuvre, peut-être aussi moins susceptible de rallier tous les fronts. Mais à terme, c’est à mes yeux la voie la plus prometteuse: faire de la redevance non pas seulement une redevance pour la SSR/SRG et les télévisions et radios privés concessionnées, mais une redevance médias, pour tous les médias qui proposent des informations de service public. La population y verrait ainsi plus clair.

Les forces actuelles en Suisse dans le domaine des médias sont trop affaiblies pour pouvoir réagir contre les disruptions, les grandes perturbations que la digitalisation mondiale des médias induit en Suisse. La branche du cinéma a donc proposé une fondation suisse des médias, pour que ce ne soit pas la Confédération qui gère cette aide avec tous les dangers d’interventionnisme que cela suppose. La Confédération serait la contributrice avec diverses taxes, le surplus de la redevance, les taxes publicitaires sur Google- Facebook, et les taxes sur Netflix - dans ce dernier cas, tu as vu, c’est maintenant un projet qui a été repris partiellement dans le message culture de l’OFC...

GS : Complètement d’accord avec toi. La proposition du Message culture du Conseil fédéral va dans la bonne direction. Et c’est une très bonne chose que le débat s’enclenche.

Mais il faut garder une marge de sécurité, une marge dans l’idée qu’il ne s’agit plus seulement soutenir la SSR, les radios locales etc. mais d’autres mesures comme tu le proposes dans ta motion en faveur d’une loi. L’aide à la formation est déjà prévue, mais la formation à quoi s’il n’y a plus de métier de journaliste ?

GS : L’aide indirecte par la distribution de journaux ne suffit pas, bien sûr. Il faut aussi des moyens pour accompagner de nouveaux projets, en particulier dans le domaine des médias online. Aujourd’hui de belles initiatives naissent, mais leur assise financière est fragile. Je pense à Republik, ou Bon pour la tête ou Heidi.news. A chaque fois, de belles aventures, avec des journalistes de qualité. Nous avons besoin de cette diversité médiatique et la collectivité doit se donner les moyens et en donner à ceux qui ont le courage de se lancer, d’avoir accès à une information diversifiée.

Pour faire le tri dans tout ça, on a l’expérience du cinéma, parce qu’on est exactement dans cette situation depuis fort longtemps : on a des boîtes assez importantes à côté de toute petites, des débutants, des confirmés, des Tessinois, des Romands, des Suisses allemands… Donc là on a une certaine expertise.

GS : C’est vrai. Une piste serait de créer une vraie fondation, avec laquelle on pourrait financer des projets de lancement. Les cantons, les privés pourraient s’y engager aussi. Parce que les journalistes et les professionnels des médias ne peuvent pas faire un travail indépendant s’ils ne sont pas indépendants financièrement.

Les entreprises de presse sont plus lourdes que des entreprises de production audiovisuelles… ça veut dire que le seuil de viabilité est plus élevé que pour du cinéma.

GS : En tous les cas, un débat sur l’avenir des médias est nécessaire. De réunir les acteurs concernés aussi. Qu’ils profitent des élections fédérales de cet automne pour inscrire ce thème à l’ordre du jour. Si l’argent est là, peut-être que les volontés ne sont pas très loin…


Géraldine Savary

Née en 1968, formée en sciences politiques et au journalisme, Géraldine Savary devient très tôt une des « locomotives » du parti socialiste vaudois au Conseil national où elle entre à 35 ans, puis au Conseil des Etats, où elle est capable de nouer des alliances bien au-delà de la gauche, durant trois législatures. Membre écoutée de commissions parlementaires sur les médias et la culture, membre de la fondation de la musique Suisa, après l’avoir été de la Fondation vaudoise pour le cinéma, avant que celle-ci ne se fonde dans Cinéforom, le milieu culturel suisse n’a jamais disposé d’une telle experte à un tel niveau. Géraldine Savary ne se représente pas cet automne. Elle a cédé, prématurément, à une campagne de dénigrement en pleine crise de suspicion contre des politiciens romands, qui, en ce qui la concerne, ne se basait que sur des acceptations de faveurs anodines.