No Billag

Numéro 56 – Décembre 2018

Marco Solari et Raphaël Brunschwig interviewés par Ivo Silvestro, journaliste, culture et société, à La Regione

C’est un Marco Solari plus étonné qu’inquiet, que nous avons rencontré pour parler de l’initiative No Billag dont les conséquences seraient particulièrement préoccupantes pour la Suisse italienne

Marco Solari - Il s’agit d’un vote que j’ai de la peine à comprendre. D’autres personnes peut-être ne l’approuvent pas, mais au moins en comprennent le sens. Ici nous sommes dans une situation où une confusion incroyable s’est insérée dans cette voie sans issue du « comme sont antipathiques les responsables de la redevance Billag ! » Nous payons 4 et nous recevons 20 : cet argument devrait être suffisant pour convaincre les Tessinois et les Rhéto-romanches de langue italienne. Pensons également aux emplois et aux postes de travail pour nos enfants qui disparaîtraient... C’est comme avoir un oncle d’Amérique qui te finance une vie au-delà de tes moyens, mais que tu rejettes parce qu’il te semble antipathique !

Ivo Silvestro - Il est évident, Marco Solari, que l’importance des services publics ne peut être réduite à l’impact économique de la RSI.

MS - Certainement : il y a au moins ici deux aspects très importants. Le premier est la défense de l’italianité. Et l’italianité est importante, pas seulement pour le canton du Tessin, mais pour tout le pays ! L’esprit italien est défendu et se fait connaître non seulement par le RSI, mais aussi par les autres chaînes de la SSR parce que la culture italienne fait partie de la Suisse. N’oublions pas que nous avons trois cent mille italophones vivant hors du Tessin et des Grisons d’expression italienne et, surtout, que plus d’un tiers de la population suisse parle italien comme seconde ou troisième langue ! Et ce serait illusoire de penser que, privées de ressources financières, la SRF ou la RTS continueraient à promouvoir la culture italienne : elles n’en auraient plus les forces nécessaires et se concentreraient avant tout sur les aspects sociétaux et culturels de leurs propres publics.

Le deuxième aspect est, bien sûr, la cohésion nationale, le fait de tenir ensemble tous les Suisses. La SSR est la « Cementit » de ce pays. La seule structure qui soit restée, étant donné qu’au cours des dernières décennies nous avons perdu de nombreux symboles de notre « helveticité » : nous pensons entre autres à Swissair, aux PTT...

IS - Il y a des personnes qui ont affirmé, même au Parlement, que la cohésion nationale existait avant l’arrivée de la radio et de la télévision publiques...

MS - Non, il n’y avait pas beaucoup de cohésion nationale, il y avait le patriotisme des cantons, et les distances géographiques étaient aussi mentales ! Aujourd’hui, certes, on a parfois de la peine à se comprendre de canton à canton, mais il existe certainement une sensibilité plus forte à l’encontre des autres régions linguistiques.

IS - Les temps ont cependant changé : le service public n’est-il pas devenu superflu, étant donné que grâce à la technologie d’aujourd’hui il est très facile aussi bien de créer des contenus audio-visuels que d’utiliser d’autres contenus créés partout dans le monde ? Bref, quel besoin y a-t-il d’avoir un téléjournal national si je ne peux lire le New York Times ?

MS - Mais de quelles informations parlons-nous ? Nous avons besoin d’un journalisme de qualité lié à notre réalité. Le New York Times ne s’intéresse pas à la Suisse en particulier. Et en plus, nous avons besoin d’un journalisme impartial : les médias privés, légitimement, apportent souvent leur propre ligne éditoriale, tandis que la SSR a, de par son statut, une approche neutre, et cela est très important pour la démocratie.

IS - Toutefois, cela n’empêche pas une remise en question des missions du service public.

MS - Absolument, mais ici, nous ouvrons un autre chapitre. La définition du service public est certainement interprétable : ce qui est service public pour les uns ne l’est pas nécessairement pour d’autres. Pour certains, une transmission culturelle est inutile alors que pour d’autres elle est essentielle car elle enrichit le public.

IS - Habituellement, c’est le divertissement qui est mis en discussion…

MS - Bien sûr ! Dans le divertissement il y a des programmes qu’il est difficile de considérer de service public, mais ils peuvent aussi se justifier parce qu’ils aident à soutenir financièrement la SSR à travers les revenus publicitaires qu’ils engendrent.

IS - Il y a ensuite tout le chapitre concernant le cinéma : de votre observatoire de président du festival du film de Locarno, quels dangers voyez-vous pointer à l’horizon ?

MS - Le festival du film de Locarno est un festival suisse et ne peut qu’avoir un regard bienveillant envers le cinéma suisse. Mais c’est seulement grâce au soutien de la SSR qu’il est possible d’avoir un cinéma suisse. Un appauvrissement de notre cinéma national signifierait aussi un appauvrissement de l’identité suisse. Probablement, le dommage ne serait pas si facilement mesurable, mais il ne serait certainement pas seulement économique ; il concernerait aussi ce que nous ressentons à l’intérieur de nousmême, notre « être Suisse ».

Attention cependant : Locarno est un festival suisse ; il n’est pas un festival du cinéma suisse. Nous ne sommes pas le festival de Soleure qui est une vitrine de tous les films qui ont été réalisés dans notre pays. Nous, à Locarno, nous pourrions même éventuellement ne pas avoir un seul film suisse à présenter si, dans l’absurde, aucun n’atteignait la qualité que nous exigeons. Mais là-dessus, je pense que Raphaël Brunschwig, directeur opérationnel du festival, voudra bien ajouter quelque chose.

IS - Raphaël Brunschwig, pour vous quels seraient les risques d’un festival de Locarno sans cinéma suisse ?

Raphaël Brunschwig - Les festivals sont des lieux de rencontre... À Locarno, les cinéastes suisses sont confrontés avec le monde et le monde est confronté à la Suisse. Perdre cette fonction de rencontre et d’échange serait désastreux surtout dans un moment où on a tendance à consommer les mêmes contenus audiovisuels dans le monde entier.

Nous devons réaliser que l’industrie cinématographique suisse - et en général celle européenne - est trop petite pour voler de ses propres ailes. Pour la maintenir compétitive face à une concurrence internationale toujours plus féroce, un apport financier de la SSR est vital à travers le Pacte de l’audiovisuel qui est un des piliers du cinéma suisse. Renoncer à ce soutien ferait entre autres de la Suisse une exception au niveau européen, sinon mondial.

IS - N’y a-t-il pas une méfiance excessive envers le marché ? Vous pensez vraiment que sans la SSR on ne trouverait plus d’argent pour un cinéma de qualité ?

RB - Ce n’est pas juste une question de financement, mais aussi de compétences et de diffusion, parce que ne l’oublions pas : le Pacte de l’audiovisuel concerne aussi les droits de commercialisation.

Grâce à ce système, on assure une continuité qu’un privé, seul, ne pourrait pas garantir. Et ainsi on arrive à permettre la réalisation de films qui, sur le marché, auraient difficilement du succès mais racontent des réalités qui existent et méritent d’être valorisées.

Traduction : Gérald Morin