Il était une fois une Suisse qui se portait plutôt bien, en tout cas mieux que beaucoup d’autres pays. Il y avait un tas de raisons à ce bien-être. Les gens qui vivaient dans cette Suisse-là étaient braves et parfois même malins. Ils investissaient dans la culture et la recherche. Ils étaient restés longtemps épargnés par les guerres et autres grandes catastrophes. Mais surtout ils pratiquaient une convivialité particulière entre eux. Leur histoire leur avait enseigné à prendre égard les uns envers les autres et à respecter la diversité des opinions. Il faisait partie des traditions de ce pays de pratiquer l’art du dialogue, de l’échange et de l’écoute. Durant de nombreuses décennies, les Suissesses et les Suisses s’étaient habitués à ne pas exclure des minorités et des personnes d’opinions différentes mais à les intégrer. Ils s’étaient exercés à rechercher des consensus. Et quand subsistaient, malgré tout, des désaccords, on ne prenait pas des décisions radicales, mais on cherchait le compromis. Parfois, c’était ennuyeux, mais en règle générale, ça fonctionnait plutôt bien. Et c’était important parce que ce pays n’était pas unifié par la langue, l’ethnie, la religion voire la géographie.

La Suisse n’était un pays uni, uniquement parce que ses habitants et habitantes le voulaient.

À un moment ou à un autre, d’aucuns commencèrent à s’ennuyer dans ce pays. « Pourquoi les Suisses doivent-ils être toujours aussi raisonnables ? », se demandaient- ils. « Ça serait tellement plus captivant », pensaient-ils, « si nous cultivions un commerce agressif entre nous ! Ça serait si beau si nous pouvions diffamer des adversaires politiques et cesser de maintenir notre traditionnel consensus. Il serait tellement excitant d’avoir – à l’instar d’autres pays – » nos démagogues et populistes ! Comme notre pays pourrait être plus attrayant si nous étions plus égoïstes et si, au lieu de rechercher la concordance, nous cultivions la division. »

Alors, de plus en plus de gens dans le pays se mirent à diaboliser des réalisations constitutives de ce pays. À cet effet, il fallut introduire de nouveaux concepts et leur conformer notre langue, ce qui finit bientôt par se produire. Les nécessiteux devinrent des parasites sociaux, des profiteurs. Les requérants d’asile devinrent des réfugiés économiques. On fit de ceux qui s’engageaient pour le bien commun une « Classe-Politique ». Et la population se transforma en peuple. Et pour différencier ceux qui possèdent un passeport suisse depuis la naissance de ceux qui ne l’ont acquis que plus tard, on réactiva, en Suisse alémanique, le terme de Confédérés pour les premiers.

Ceux qui s’étaient fait connaître en piétinant les anciennes valeurs suisses se nommaient dorénavant patriotes. Et, quand à l’occasion d’une votation populaire ils obtenaient plus du 50 % des voix, il fallait que l’autre moitié de la population se plie.
Ceux qui s’étaient fait connaître en piétinant les anciennes valeurs suisses se nommaient dorénavant patriotes.
Mais à un moment ou à un autre, les gens de cette opinion remarquèrent que le mépris affiché envers les traditionnelles valeurs de l’aptitude au dialogue ou de la solidarité leur faisait perdre peu à peu la patrie. Ils tentèrent de compenser ce manque de patriotisme par une haine quasi religieuse de l’Europe et du Monde entier. En même temps, on assista à une floraison de signes extérieurs et symboles qui auraient dû masquer ce manque de patriotisme. Cependant, le Swissness bricolé avec des vaches de plastique, de la pop patriotique, des films de montagne et chemise à Edelweiss ne parvint pas à remplacer le sens perdu du bien commun.

La bande qui dirigeait ce patriotisme auto- proclamé commença à comprendre ce qu’elle avait semé. « Si, de toute façon, nous avons déjà diabolisé presque tout ce qui assure la cohésion nationale », se dirent-ils, « nous pourrions maintenant aussi nous attaquer à la radio et télévision de service public ! Qu’on en finisse avec tout ce qui donne à ce pays encore un peu de cohésion. »