La Guerre des plateformes a commencé

Numéro 60 – Novembre 2018

Avec Netflix ou Amazon, l’invasion numérique mondiale fait déjà des ravages dans les pays du Nord. La Suisse saura-t-elle unir ses forces pour y répondre ?

La guerre mondiale des plateformes a commencé. Elle se fait encore peu sentir en Suisse, mais elle a déjà atteint l’Europe du Nord, notamment la Grande-Bretagne. Et dans les pays qui ont basculé dans l’ère de la télévision non-linéaire (la vision uniquement à la carte), elle a déjà fait d’énormes ravages, comme en Norvège ou en Finlande. Les politiques ultralibérales en vigueur dans ces pays ont permis aux plateformes à domination américaine d’y rafler en un éclair plus de la moitié du marché. Mutation économique et culturelle aux conséquences incalculables !

Dans le camp helvétique, face à une telle menace, arriverons-nous à unifier les plateformes en gestation et à leur donner les moyens de se battre ?

En Suisse, les trois grandes cibles visées par l’invasion numérique mondialisée sont la télévision, dont la production est en mains publiques, le cinéma indépendant, fortement subventionné, et la presse, essentiellement en mains privées. Il faut ajouter les diffuseurs de contenu : les câblo-opérateurs UPC Cablecom et Swisscom, qui, de simples transporteurs, ont déjà tendance à devenir une plateforme multicontenu, voire également de se lancer dans la production (Teleclub), parce que la politique d’exclusivités, qu’ils ont pratiquée dans le sport pour tuer leurs concurrents, les y accule. Cette structure triangulaire engendre une bataille politico-économique sans merci. A coups de campagnes d’abonnements, de contrats d’exclusivité, de décisions gouvernementales, parlementaires, et même de votes populaires, chacun de ces domaines tente de tirer la couverture à lui.

Inutile de dire que c’est assez mal préparer ce petit pays à construire un barrage assez haut pour retenir les contenus déversés par Netxflix, Amazon, etc, et pour empêcher la captation des ressources publicitaire par Google, Facebook [1], sans oublier les fenêtres publicitaires de nos chers voisins français, allemands et italiens, qui, en une décennie, ont raflé pas moins de 3 milliards de ressources à un secteur audiovisuel qui en manque cruellement.

Une plateforme unique

Manifestement, le soutien massif accordé au service public lors de la votation contre « no Billag » a permis de débloquer les rapports entre service public et éditeurs privés dans l’ensemble des médias : ce n’est pas en vain que Médias pour tous a promu durant cette campagne la fusion des énergies entre l’audiovisuel et le monde journalistique.

La SSR a tout d’abord montré sa bonne volonté en quittant l’alliance nouée avec Ringier dans Admeira. Cela a permis de dégager la piste pour l’envol d’une plateforme unique capable de résister à la puissance d’attraction du catalogue des plateformes mondialisées. Lors du Swiss Media Forum en septembre à Lucerne, les trois acteurs de la branche, Pietro Supino (Tamedia), Marc Walder (Ringier Axel Springer) et Gilles Marchand (SSR) semblaient d’accord sur la nécessité d’aller très vite, et de présenter un projet également « ouvert à des entreprises médiatiques plus petites » avant la fin de l’année !

Mais pour qu’une telle plateforme suisse unifiée puisse occuper une large part du marché suisse de l’information, de l’audiovisuel de fiction ou documentaire, du sport et du divertissement, il faut non seulement assurer le financement de cette espèce de gigantesque place du marché digitale, mais surtout trouver la formule magique qui permettra aux produits du service public, financés par la redevance, et donc apparemment « gratuits », de cohabiter à côté des produits payants de la presse privée, tout en laissant aussi une place à une expression culturelle indépendante dans tous les arts de l’image et de la scène (cinéma, musique, danse, théâtre). Si on ne peut guère attendre que UPC Cablecom, en mains américaines, adhère à cette plateforme, on devrait en revanche pouvoir l’attendre de Swisscom TV, majoritairement propriété de la Confédération (au lieu de croire qu’avec les abonnés captifs de sa TV Box, elle pourrait continuer à faire cavalier seul).

Une redevance unique

Dès le début de 2019, la Suisse vivra une situation délicieusement absurde : en pleine crise des médias, elle disposera de beaucoup d’argent qu’elle ne saura pas comment employer. C’est le gouvernement fédéral qui a installé cette absurdité, en plafonnant la répartition de la redevance perçue selon un nouveau mode pour la SSR à 1,2 milliard et les radio-TV régionales à 80 millions, et en obligeant une SSR victorieuse à un stérile exercice d’autocontraction au moment où l’ensemble des médias doivent se coaliser contre le vrai danger, mondialisé... Mais cette citrouille absurde peut se transformer en carrosse.

Il est en effet plus que probable que la redevance perçue dépassera ce total de 1,3 milliard. Du coup, une foire d’empoigne verra tous le acteurs des médias s’écharper - et comme résultat de cette cacophonie, ce seront les partisans de la restitution du surplus au citoyen qui l’emporteront, pour des raisons non pas économiques, mais d’opportunisme politique.
Dès le début de 2019, la Suisse vivra une situation délicieusement absurde : en pleine crise des médias, elle disposera de beaucoup d’argent qu’elle ne saura pas comment employer.

Quant à la nouvelle loi sur les médias dont la consultation vient de s’achever, elle ne pourra pas entrer en vigueur avant plusieurs années. On ne sait pas non plus si elle contiendra un dispositif de protection efficace contre les ravages des plateformes mondialisées et contre les fenêtres publicitaires voisines.

Ce surplus de redevance se présente donc comme un outil inespéré, le seul capable de fournir immédiatement le financement nécessaire à ce bouclier anti-plateformes. Nous aurons donc, plus que probablement, l’argent pour nous défendre. Mais pas les missiles...

Ces armes, nous allons devoir les forger en un temps record, en quelques mois. Il s’agit de permettre à la presse de résister à une double érosion : celle de sa capacité rédactionnelle, et celle de ses sources de financement publicitaires. La redevance permet un soutien financier à la presse privée (abaissement des frais postaux, mais aussi du prix des abonnements pour catégories fragiles) tout en garantissant son indépendance rédactionnelle (c’est le régime dont bénéficie le service public de la SSR : il a fait ses preuves). Elle permet de relancer le journalisme d’enquête en finançant un Pacte de l’Enquête, qui soutient les projets sélectionnés par une commission d’experts, et les propose ensuite à bas prix aux éditeurs via une bourse [2].

Pour que cette foire d’empoigne prenne fin, la solution est de fédérer l’ensemble des composantes des médias autour d’une répartition proportionnelle de la redevance, ce qui éteindra la vaine jalousie que se manifestent les divers secteurs des médias.
Comme le secteur de l’horlogerie dans les années 70, le secteur des médias est fortement en crise et à ce titre la Constitution permet de l’aider par des arrêtés urgents, quitte à les légaliser par la suite dans la nouvelle loi sur les médias.
Sans prétériter le service public, ce surplus de redevance permettra de compenser les inévitables baisses de ressources publicitaires que subit la presse en premier lieu, mais les radio-tv également. Sans oublier le domaine culturel, en dotant la production audiovisuelle de nouveaux outils, notamment pour des oeuvres destinées à être diffusées prioritairement sur les plateformes ou internet, pour lesquelles le financement actuel est insuffisant voire inexistant. Il s’agit en particulier de permettre une meilleure survie de l’univers des salles de cinéma, notamment arthouse, mais aussi de théâtre, de danse, de musique par la promotion et la possibilité d’accéder à des oeuvres culturelles éphémères, largement subventionnées, mais vues malheureusement par une trop faible part de la population - et qui ont été depuis longtemps évacuées des programmes de « télévision ».

Le 4 mars, l’association « Médias pour tous » organise pour l’ensemble des acteurs médiatiques (SSR, éditeurs, journalistes, cinéastes, responsables culturels, etc.) une journée de travail dans chacune des régions, relayée au niveau national, qui se fixe pour but de coordonner une répartition du surplus éventuel de la redevance selon les outils dont chaque branche estime avoir besoin et dont elle s’efforcera de démontrer aux autres l’efficacité (adresse et délai pour s’inscrire sur le net).

Cette redevance unique, dont l’utilisation servira l’ensemble de la communauté médiatique, permettra à celle-ci d’acquérir l’énergie solidaire qui permettra de prouver que tel est l’outil dont la société suisse dans son ensemble a besoin pour ne pas accepter l’arrachage des spécificités culturelles et politiques de ce pays par les vents et les vagues du tsunami Netflix-Amazon- Facebook.

Fondation unique

Alors que tout plaide en faveur d’une répartition élargie du surplus de la redevance, aucune disposition légale n’interdit de créer une fondation pour l’aide à la digitalisation de la presse, du journalisme et de l’audiovisuel indépendants et d’attribuer à cette fondation le surplus de la redevance. Comme le secteur de l’horlogerie dans les années 70, le secteur des médias est fortement en crise et à ce titre la Constitution permet de l’aider par des arrêtés urgents, quitte à les légaliser par la suite dans la nouvelle loi sur les médias.

Une fondation, trois domaines qui deviennent solidaires et mutualisent leurs expériences : que ce surplus soit chaque année de 10, 30 100 ou 200 millions, peu importe dans un premier temps, - ce qui compte c’est que naisse une volonté collective. Cette convergences des secteurs médiatiques qui se regardaient en chiens de faïence jusqu’ici permettra à la collectivité, au moment où chacun de ses citoyens fait l’effort de verser les 350 francs de la redevance, de se dire que cet argent ne servira pas seulement à conserver un statu quo dans le service public très prochainement insuffisant, mais à donner les moyens à la radio-télévision suisse et régionale, linéaire et non-linéaire, aux titres de la presse privée et associative, à un journalisme de qualité, à la branche du cinéma, de la télévision et des jeux vidéo, ainsi qu’à la captation de l’ensemble des arts de la scène, d’affronter les plateformes mondialisées. Au lieu d’exiger pour lui seul les moyens de la collectivité, comme il l’a fait piteusement en septembre à Zurich [3], le cinéma accompagnera ainsi la presse, la télévision et l’ensemble de la culture dans un combat commun pour la survie d’une démocratie semi-directe en Suisse.
 
 
Frédéric Gonseth est cinéaste, président de Médias pour tous, coprésident de Fijou, membre de Media Forti.
 
 
[#1]. « Malgré un nombre de visites « considérable » sur leurs sites d’informations, [les éditeurs de presse ne s’estiment] pas en mesure de tenir le haut du pavé face à des plateformes comme Google, Facebook ou Amazon. Celles-ci captent quelque 80 % des recettes publicitaires numériques, a souligné Marc Walder dans un entretien à Keystone-ATS en marge de l’édition 2018 du Swiss Media Forum à Lucerne. »
[#2]. Selon des modèles comme ProPublica aux USA, qui existent depuis 30 ans... voir Le Temps, 3 octobre 2018

[#3]. Votation du 28 septembre d’une initiative cantonale pour une aide accrue au cinéma et à la création de jeux refusée par 80 % des votants.