L’intégration romande la plus avancée : le cinéma

Numéro 63 – Septembre 2019

C’est grâce à l’aide initiale de la Loterie Romande qu’en plusieurs étapes, sur une vingtaine d’années, le cinéma romand a atteint l’âge adulte en se dotant d’un troisième pilier de financement qui regroupe les ressources communales et cantonales et qui est devenu aussi important que ceux de la télévision et de la Confédération.

Frédéric Gonseth s’entretient avec le producteur et secrétaire général de Cinéforom, Gérard Ruey

CEJ : Existait-il une aide cantonale pour un cinéma né de l’aide fédérale dans les années 60 (sous-entendu : avant la naissance de Regio - Cinéforom)?

Gérard Ruey : Le soutien à la création cinématographique est le seul domaine culturel où la subsidiarité est inversée entre la Confédération et les autres collectivités publiques cantonales et communales. Le rôle principal attribué à la Confédération en ce domaine est en effet inscrit dans la Constitution fédérale. Cette volonté trouvera sa pleine réalité en 1962 lorsqu’est adoptée la Loi sur l’encouragement du cinéma.

Si la télévision suisse, principalement en Suisse romande, va accompagner assez rapidement la création cinématographique indépendante, notamment en soutenant les films du Groupe 5 (Alain Tanner, Claude Goretta, Michel Soutter, Jean- Jacques Lagrange et Jean-Louis Roy), rien de particulièrement manifeste ne se passe du côté des collectivités publiques des cantons et des communes.

Peu à peu néanmoins se mettent en place des soutiens financiers au cinéma au sein des différents services de la culture, tout d’abord à la Ville de Genève, mais également au Canton de Genève ainsi qu’au Canton de Vaud et à la Ville de Lausanne. D’autres entités suivront à une moindre échelle à Neuchâtel, en Valais.

Certains organes de répartition cantonale de la Loterie Romande ouvrent également un guichet pour soutenir des projets de films.

CEJ : Pourquoi a-t-il fallu tout d’abord « souder » ces aides les unes aux autres (Regio) ?

GR : Comme on peut l’imaginer, le parcours d’un cinéaste et de son producteur pour réunir les fonds nécessaires à la réalisation d’un projet relevait véritablement du parcours du combattant. Des dizaines de dossiers à présenter à des instances dont les compétences en la matière n’étaient pas ou peu réunies, des procédures divergentes, des expertises souvent peu professionnelles ou dépendant du fait du prince, tout cela pour obtenir de ci de là des montants financiers dérisoires.

Face à cette situation où la dispersion des moyens était la règle, sans répondre de manière efficace aux besoins d’une profession qui doit s’affranchir du régionalisme pour que les oeuvres rayonnent au-delà des frontières, la profession s’est mobilisée pour tenter de mieux répondre à la nécessité de monter des financements cohérents, en complémentarité des deux piliers principaux qu’étaient l’OFC et la SSR.

Premier exemple d’une telle évolution, la mutualisation des soutiens financiers du Canton de Vaud, de la Ville de Lausanne et de l’organe de répartition vaudois de la Loterie Romande au sein de la Fondation vaudoise pour le cinéma créée en 1986.

Le vrai bond en avant sera fait en 2000 lors de la création du Fonds Régio. Créé une nouvelle fois à l’initiative de la profession, Fonds Régio recevra dans un premier temps les financements de la Loterie Romande auxquels viendront s’adjoindre ceux de différentes collectivités publiques romandes. Les fonds ainsi recueillis sont répartis selon un système d’aide automatique complémentaire aux soutiens alloués par la Confédération et la SSR, ceci afin de ne pas ajouter à la trop grande dispersion des aides sélectives locales. Le dispositif de soutien à la production du Fonds REGIO Films permet ainsi de financer correctement les projets romands d’importance nationale. Il accompagne la production romande et en offre un Observatoire statistique très instructif.

CEJ : N’était-ce pas suffisant ? Pourquoi a-t-il fallu carrément « fondre » ces aides cantonales et communales en une seule aide régionale et quels furent les obstacles à surmonter ?

GR : Si la création du Fonds Régio a permis à la création cinématographique et audiovisuelle romande de se développer, nous nous trouvions malgré tout au milieu du gué. En effet de trop nombreuses officines locales avaient encore la main sur les soutiens sélectifs, trop disséminés et mal coordonnés pour offrir un outil efficace dans le domaine de l’audiovisuel. Car à l’échelle d’une région de quelques 2 millions d’habitants, la dispersion des moyens ne permettait pas de mettre sur pied des projets en capacité de répondre à la concurrence nationale voire internationale. De plus, la création en 2005 de la Zürcher Film Stiftung avec une dotation annuelle de CHF 10M. risquait de déséquilibrer le rapport entre Suisse alémanique et Suisse romande en facilitant la production de films outre Sarine.

Face à cet état de fait, il est rapidement apparu aux yeux des professionnels que seule une mutualisation totale des moyens à l’échelle romande permettrait de répondre au défi qui leur était lancé. Mais l’affaire était évidemment complexe puisqu’il s’agissait de convaincre un à un les responsables politiques en charge de la culture de renoncer à leurs prérogatives décisionnelles ancrées depuis de nombreuses années au sein des administrations respectives. Grâce à un long travail de persuasion et d’explication, en s’appuyant sur les données statistiques récoltées par Fonds Regio, un groupe de sherpas de la profession a réussi peu à peu à avoir l’oreille attentive de quelques chefs de départements cantonaux et des villes de Genève et Lausanne. De nombreux allers-retours furent ensuite nécessaires entre les diverses instances concernées pour aboutir le 26 mai 2011 à la signature de l’Acte constitutif de la Fondation romande pour le cinéma (Cinéforom) dotée d’un financement annuel de CHF 10M. réparti entre les Cantons romands, les deux villes et la Loterie Romande selon une clé de répartition savamment orchestrée. Car si l’objectif premier était bien le soutien à la création audiovisuelle romande indépendante, chaque entité voulait pouvoir mesurer à l’échelon local l’impact que son engagement générerait.

CEJ : D’autres aides régionales en Suisse et ailleurs en Europe ont elles servi de modèle ?

GR : A vrai dire, il n’existait aucun modèle de ce type d’institution regroupant les efforts de diverses collectivités publiques souveraines. La création de Cinéforom marque donc une étape nouvelle dans les relations intercantonales dans le domaine de la culture. Tout était à inventer, même si, en ce qui concerne les mécanismes de soutien, nous avons pu nous inspirer de quelques exemples existants, notamment français.

CEJ : Aujourd’hui, après plus de vingt ans d’aide régionale romande, quelle est l’utilité de cette instance ? Ses limites ? Ses défauts ?

GR : Il est évident que la mise en place du Fonds Regio, puis de la Fondation romande pour le cinéma a été déterminante pour le développement de la création audiovisuelle romande. Mais on se doit d’ajouter que cela ne se serait pas fait de manière aussi forte sans l’étroite relation de confiance que la RTS a établie au cours de ces mêmes années avec la profession romande.

À la demande de la CDAC, une étude qualitative a été réalisée en 2017 par la société indépendante Evalure. Le rapport qui en découle confirme la pertinence du fonctionnement de Cinéforom, de ses mécanismes de soutien et de son rôle majeur pour la création audiovisuelle romande.

Mais la structure reste fragile : elle dépend entièrement de la bonne volonté des responsables politiques en charge de la culture à l’échelon cantonal. Nous avons toutefois bon espoir que ceux-ci continueront à bâtir sur les fondations qu’avaient réalisées avec enthousiasme leurs prédécesseurs.

Jamais la demande en contenus audiovisuels n’a été aussi importante à l’échelle globale. Notre défi est donc de permettre aux créateurs d’ici, porteurs de notre culture et de nos spécificités, de continuer à faire entendre leur voix.

Avec le développement du numérique, de nouvelles formes d’écriture voient le jour, de nouveaux modes de consommation se développent. Grâce aux filières de formation (HEAD, ECAL), chaque année de nouveaux talents arrivent sur le marché. Pour y répondre, il est évident que l’enveloppe budgétaire actuelle sera rapidement insuffisante. Il conviendra donc de tenter de l’élargir quelque peu sur la part du soutien culturel. Et de la compléter par la création d’un fonds économique incitatif à l’instar de ce qui se fait dans toutes les régions d’Europe, qui attirent des productions par des mécanismes de cash rebates liés aux dépenses effectuées en région.

Et, last but not least, il faudra trouver des stratégies innovantes pour améliorer la circulation des oeuvres et leur accessibilité à un large public dans un environnement en pleine mutation.


Gérard Ruey

Né en 1953, Gérard Ruey a produit depuis les années 80 la plupart des films d’Alain Tanner et de quelques uns des principaux réalisateurs romands. Associé dans le cadre de CAB Productions à Jean-Louis Porchet, il réussit de prestigieuses coproductions avec la France, autour de réalisateurs comme Claude Chabrol, Krzystof Kieslowski, Olivier Assayas. En 2015, il succède à Robert Boner comme secrétaire général de la Fondation romande pour le cinéma créée en 2011, sous le nom Cinéforom.