Au-delà des territoires

Numéro 63 – Septembre 2019

S ’interroger sur l’importance et le rayonnement de la culture en Suisse romande selon qu’elle est qualifiée de locale ou de supracantonale

S ’interroger sur l’importance et le rayonnement de la culture en Suisse romande selon qu’elle est qualifiée de locale ou de supracantonale, voilà qui nous fait d’abord songer au sport. Au football, par exemple. Rien ne change en effet, au royaume du ballon rond, entre un derby faisant s’affronter deux équipes villageoises et le match opposant deux nations — à la condition que rayonnent aussi vivement, à la faveur de ces deux batailles, l’engagement des joueurs et leur pouvoir d’émerveillement. 

Autrement dit, ce qui compte est l’intensité des événements respectivement culturels et footballistiques, et la justesse, en termes de gestes et de tactiques, qu’ils proposent à l’attention des spectateurs. À partir de là, je propose une distinction possible entre deux types de cultures. La verticale et l’horizontale. La verticale étant à mes yeux l’idéale: celle qui nous permet de lier notre expérience quotidienne aux références des arts, et de rejoindre par le haut ce qui transcende ces arts, de manière à travailler nos tremblements face à l’Autre, notre terreur de la mort ou notre ignorance de l’éternité. 

Mais telle qu’elle prédomine de nos jours, la culture est très peu verticale. Elle est même massivement horizontale, en se manifestant dans notre existence quotidienne comme un flux constant de références artistiques et de cotes séculières mises à défiler sur les circuits de notre agenda, au hasard de la rumeur mondaine et des mémentos publiés dans la presse. De telle sorte que ma compétence de consommateur culturel est moins façonnée par des bouleversements intimes que par des miroitements parfaitement scénographiés. 

Sous l’effet de la culture horizontale, mon savoir-faire se transforme, en effet. Il fait de moi celui qui sait déambuler avec habileté dans les programmes, façonner ses pratiques en fonction des guides saluant les spectacles ou les expositions à ne pas rater, et dirige ses applaudissements vers ce qui les attire déjà. Et ne s’arrête jamais, bien sûr. Ainsi me constitué-je une identité moins subversive ou révolutionnaire que compatible avec les courants de la culture bienséante et sponsorisée.

Il en résulte, à l’échelle collective, un glissement des cerveaux vers l’insensibilité. Il en résulte même l’apparition d’un vrai système, comme si nous devenions tous des techniciens du repérage culturel le plus froid — tant nous résistons aux pouvoirs transformateurs de l’affect et graduons techniquement les œuvres et les auteurs, cran par cran, ou plutôt case par case dûment étiquetées. Au point de dire nécessairement de la dernière œuvre de David Cronenberg qu’elle est géniale, de l’avant-dernier film d’Alain Cavalier qu’il a tout pour être culte, et du prochain métrage de Pedro Almodóvar qu’il sera provocant sur le mode humaniste.

Il en résulte ceci: cette culture-là, je parle de l’horizontale par opposition à la verticale, concourt à l’ordre économique et politique institué. Non seulement elle ne le conteste pas mais l’entretient et le garantit, voire le promeut à la manière d’une collaboratrice élégante. D’où ce syndrome généralisé de l’inertie poétique qu’on observe au sein des foules actuelles — où je ne vois pas que quiconque tisse le moindre lien entre la violence d’un Thomas Bernhard et les conditions de sa sujétion professionnelle journalière, la musique saturnienne d’un Mozart et son angoisse diffuse, ou les coqs enchantés d’un Brancusi et ses désirs d’une « vraie vie».

La question de savoir si la culture romande « existe », n’a de sens que dans la perspective d’une discussion portant sur les stratégies ou les finances utiles à son essor.

C’est pourquoi la question de savoir si la culture romande «existe», qui est le thème du dossier traité dans ces pages, n’a de sens que dans la perspective d’une discussion portant sur les stratégies ou les finances utiles à son essor. Pas d’une discussion traitant de sa qualité. 

Si l’on peut concevoir en effet des identités sociales ou comportementales caractéristiques de nos cantons francophones observés cas par cas, et qui s’agrégeraient pour constituer une identité sociale et comportementale romande moyenne face au paysage alémanique, ce n’est pas dans les caractéristiques de la culture. Celle-ci transcende son lieu de provenance à la condition d’être verticale: elle est alors, miraculeusement, de partout et de n’importe où. Mais dès lors qu’elle s’affaisse à l’horizontale, elle est de nulle part et n’est rien.