La culture est une cueillette

– Juin 2021

Une circonstance malicieuse est à l’œuvre. Rappelez-vous le cours des événements. En mars de l’an dernier survenait la suspension abrupte des activités culturelles en Suisse romande, de quoi consterner le public et ses observateurs médiatiques : la mère des catastrophes était advenue. Elle allait priver chacun de ses nutriments immatériels et du côtoiement social incomparable, à mi-distance de l’ordre intellectuel et de la mondanité, que leur avaient valus jusqu’alors les spectacles vivants, les expositions muséales et les concerts en tous genres.

Or voici que surgissent quinze ou seize mois plus tard, face au retour de ce que nous avions fini par définir comme la norme, des cogitations précisément renversées. J’en résume la ligne : que choisir aujourd’hui dans le mémento ressuscité des lieux de théâtre et de cinéma, des galeries d’art et des musées patrimoniaux, des salles de musique et des tréteaux à performances ? Comment n’y rien rater mais tout applaudir en bredouillant sa gratitude aux comédiens, aux acteurs, aux peintres, aux graveurs, bref au monde dans sa gloire inventive et sa générosité si belle ?

Je médite sur ces questionnements. Ils me paraissent d’autant plus vifs que personne ne semble avoir fondamentalement péri depuis la suspension coronavirale évoquée tout à l’heure. Ni dans le microcosme culturel et d’autant moins, sans doute, au sein des foules d’ailleurs puissamment netflixées dans l’intervalle. Et même si de vives souffrances ont traversé le paysage et si certains de ses protagonistes sont restés sur le carreau, ou le resteront à moyen terme — exactement comme c’est ou sera le cas dans d’autres champs professionnels moins sacralisés s’étageant du petit commerce à la grande restauration.

À partir de là, tout un faisceau de raisonnements est concevable. Par exemple, on peut songer que tout amaigrissement de l’offre culturelle n’est pas forcément malvenu. Voyons d’abord ceux qui produisent cette offre et font nécessairement l’objet, sous l’empire d’une adversité sévère, d’une sélection sanctionnée par un résultat clair : ses survivants sont ceux qu’anime une flamme durable et sacrée.

Et voyons ensuite ceux qui consomment cette même offre. S’effondre-t-elle tout à coup ? Mais quelle chance ! Pouvoir enfin dresser le bilan comparatif de ses besoins réels et de ses addictions devenues machinales en la matière ! Et se questionner sur un mode renouvelé : par quoi suis-je vraiment intéressé sur les marchés environnants de la création ? qu’y prélevé-je ? ou me consolent-ils ? ou me distraient-ils ? mais de quoi ? Ainsi de suite.

On pourrait aussi plaider, in fine, pour une manière que j’estime admirable d’arpenter les scènes de l’art et de la culture : celle placée sous le signe de la cueillette et non du programme. Sur ce point je pense à François Roustang, mort en 2016, qui fut prêtre, philosophe, psychanalyste et finalement hypnothérapeute, en visant pour lui-même autant qu’autrui ce seul objectif cardinal : nous ajuster au fait d’être au monde. Nous laisser appartenir au vivant en préférant, je le cite, nous couler dans « le flot de la vie » au lieu de « vouloir maîtriser notre trajectoire ». Ne plus « nous regarder vivre », mais vivre.

D’où ceci : faut-il vivre la culture ou nous regarder la vivre ? Nous demander quel spectacle ou quelle exposition choisir dans le maelström renaissant de la culture en Suisse romande, ou juste y cueillir ce que le hasard et le bon vent nous en proposent ? La seconde hypothèse m’enchante quand la première me pèse. Ah, balayer les mémentos d’un œil flottant et savourer les choses par fragments, selon l’humeur !

Ce qui me rappelle une interview de Godard interrogé voici quelques années, par un chroniqueur de Libération, sur le thème d’un film diffusé quelques jours plus tôt. Deux ou trois pages de belle conversation croisée. Et tout à la fin de l’entretien, après que le journaliste eut questionné le cinéaste sur la conclusion du long métrage, cette réplique admirable : « Pardonnez-moi, je ne l’ai pas vue : je dormais depuis un bon moment déjà. » Sourire infiniment complice et respect magistral.