Capter l’éphémère, une voie pour les arts vivants ?
Théâtres fermés ou à la jauge limitée, spectateurs·trices confiné·e·s, la captation de spectacles et leur diffusion numérique ou télévisuelle aide-t-elle à la survie des arts vivants ? Réponse nuancée avec les protagonistes des deux disciplines, arts vivants et cinéma.
L’art vivant peut-il être capturé par une caméra et conserver sa force vitale ou, comme un animal mis en cage, perd-il de sa superbe ? Pour Sandra Gaudin, autrice, comédienne, metteuse en scène, il n’y a pas de doute, un spectacle y perd si on ne le retravaille pas spécialement pour la caméra. Pour que l’image ne soit pas plate et que le plateau n’avale pas les comédiens et leurs voix, la technique doit être au service du théâtre et non pas le contraire. Destinées à des spectateurs·tricesprivé·e·s d’art vivant pendant de long mois, les captations online se sont pourtant multipliées. La musique actuelle ne s’en sort pas si mal, grâce à la longue habitude du clip et malgré un son péjoré sur les tablettes ou les smartphones. La musique classique aussi qui a pu faire jouer des musiciens qui sans cela risquait de perdre leur virtuosité. Quant à la danse, qui utilise la vidéo et les nouvelles technologies depuis longtemps sur le plateau, ses qualités graphiques ont facilité sa diffusion. Pour le théâtre, la captation est plus complexe. Si la Comédie Française offre chaque semaine depuis novembre 2020, une nouvelle prestation en ligne avec son « théâtre à table », ce genre de propositions, malgré quelques tentatives, est moins évident en Suisse romande.
La captation des spectacles participe de cette inscription mémorielle du théâtre, mais elle montre très vite ses limites
Garder en mémoire
Pour Sandra Gaudin dont le dernier spectacle « Le Balcon » adapté de Jean Genet, n’a été joué que devant quelques professionnel·le·s – comme plusieurs créations romandes - la captation d’une pièce de théâtre est d’abord une question de trace à laisser dans la mémoire culturelle. « La captation des spectacles participe de cette inscription mémorielle du théâtre, mais elle montre très vite ses limites. Passer de la 3D à la 2D est frustrant. La captation est toujours décevante par rapport à l’original. » Selon elle, pour passer de la scène à l'écran de manière efficiente, il faut aller au-delà de la captation traditionnelle. Elle a même le projet de créer une méthode transmissible et reproductible à toutes les compagnies afin de permettre aux autres œuvres d’arts scéniques de franchir de manière intéressante la barrière de la 2D. Si elle n’a pas pu obtenir les fonds pour le réaliser en le proposant comme un projet de transformation, elle ne renonce pas et reste convaincue que pour être bien capté, l’art vivant doit bénéficier d’une vision plus cinématographique. « Pour qu’une spectatrice ou un spectateur adhère à la proposition théâtrale, plusieurs facteurs sont nécessaires : la bonne volonté de croire à la proposition, la disponibilité, le non-jugement. Pour que le processus d’adhésion ait lieu avec le théâtre filmé, il est nécessaire de recréer un scénario qui permette ces émotions, en travaillant sur la proximité, l’intimité que nous perdons avec l’écran. » Même pour les féru·e·s de nouvelles technologies comme la chorégraphe Nicole Seiler, l’art vivant reste essentiel : « aller au théâtre est un vrai acte sérieux pour faire référence à l’un de mes spectacles. Je me sens vivante avec d’autres vivants. Il y a une énergie particulière qui ne peut être remplacée. »
Outil de transmission à transformer
La captation d’un spectacle est donc d’abord un outil de transmission pour les programmateurs·trices, mais la période offre la possibilité aux réalisateurs·trices et aux metteurs et metteuses en scène de travailler plus étroitement ensemble et de se questionner sur la restitution filmique et télévisuelle d’une expérience théâtrale. Initié par la SSA (Société Suisse des Auteurs) et l’unité Culture de la RTS (Radio Télévision Suisse) le projet « De la scène à l’écran » est dans la cible (voir encadré). Qui de mieux que l’auteur de théâtre, scénariste et réalisateur Antoine Jaccoud pour en parler ? Sa pièce « Le sexe c’est dégoûtant », mise en scène de Matthias Urban, et créée à la Grange de Dorigny en janvier 2020, a été choisie pour être diffusée par la RTS. « Je trouve super qu’il y ait des vases communicants entre la scène théâtrale et la scène audiovisuelle. Cela reste une captation améliorée pour la montrer au public. Elle demande beaucoup d’ingéniosité et de créativité pour les réalisateurs avec le petit budget proposé. » En l’occurrence, Pierre-Yves Borgeaud qui a lui-même proposé le projet. « La caméra permet de se libérer du quatrième mur, rappelle-t-il, alors j’ai choisi de mettre le spectacle dans de vrais murs. J’ai enlevé tout ce qui était théâtral pour ne garder que le texte dit par des comédiens qui ont adapté leur jeu. »
A la RTS, si on n’envisage pas d’ouvrir une plateforme de type Culturebox réservée à l’expression télévisuelle des arts vivants, on a malgré tout tendu une (petite) perche supplémentaire aux artistes depuis début mai 2021. « Nous avons lancé De scène en scène avec la Fondation Leenards pour soutenir les artistes touché·e·s par la crise du COVID-19. Il y a 70% de nouvelles captations et 30% d’archives qui passeront soit à la radio, soit à la télévision. C’est arrivé un peu tard, mais la RTS est une grosse machine à mettre en route et moi-même, je suis en place depuis peu », explique Laurent Nègre, chef de l’unité Culture de la RTS. « Cependant, ma porte est ouverte aux artistes et à leurs propositions. » précise-t-il.
A Antoine Jaccoud le mot de la fin car malgré son amour du cinéma, il reste un fervent défenseur des arts vivants sur scène. Il ne s’abonnerait pas à une chaîne numérique qui offrirait des captations d’art vivant à longueur de journée : « c’est tellement mutilant. Il y a des limites à ce que l’on peut absorber dans ce format ! »
« De la scène à l’écran » et « De scène en scène »
L’initiative « De la scène à l’écran » a été lancée en 2019 et regroupe l’unité Culture de la RTS, la Société Suisse des Auteurs (SSA), la Fondation Culturelle Suissimage, l’Association Romande de la Production Audiovisuelle (AROPA) et la Fondation Leenards. Elle vise à soutenir la production et la diffusion audiovisuelles qui intègrent la captation de spectacles vivants représentés sur les scènes en Suisse. Deux « saisons » ont déjà eu lieu et dix lauréat·e·s ont pu bénéficier des compétences et du talent de différents réalisateurs et réalisatrices. Une troisième saison devrait être ouverte cet été. D’autre part, la RTS s’engage, aussi avec le soutien de la Fondation Leenaards, à encourager les arts de la scène, particulièrement touchés par la crise du COVID-19. À l’enseigne de « De scène en scène », une quinzaine de spectacles issus de la Suisse romande seront captés et diffusés sur Play RTS ou en radio sur La Première.
Renseignements auprès des quatre organisations membres.