Aides Covid : vers un revenu de base inconditionnel dans la culture ?
Cinq ans après le rejet de l’initiative populaire sur le RBI, la crise sanitaire pourrait-elle faire advenir la mise en œuvre d’un revenu de base inconditionnel ? Alors que les cantons cherchent des modèles simplifiés pour soutenir la culture, des initiatives de revenus inconditionnels pour les artistes émergent dans différents pays.
Le premier semestre 2021 a vu se dérouler un bras de fer entre Berne et les autorités des Cantons de Bâle et Zurich. Rappel des faits : début 2021, les cantons de Zurich et Bâle annonçaient qu’au lieu de dédommager des prestations ou des représentations culturelles annulées, ils verseraient directement un revenu de remplacement sans demander de justificatifs de pertes de revenus. Face au refus de la Confédération, Zurich a alors rendu public un avis de droit qui indiquait que ce modèle forfaitaire n’était pas incompatible avec la loi. En mars, le Canton de Genève annonçait à son tour « étudier la faisabilité de mise en œuvre d'une aide forfaitaire aux artistes, actrices et acteurs culturel·le·s ». L’OFC estimait néanmoins qu’un cofinancement de Berne à ces aides nécessiterait une modification de l’Ordonnance COVID-19 culture. Quelques semaines plus tard, le parlement a refusé de modifier la loi Covid dans ce sens.
Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là, et les lignes semblent avoir bougé sur ces questions. A Bâle, un système d’aide forfaitaire plafonné à CHF 3'000 est en place depuis janvier, et devrait se prolonger jusqu’à la fin de l’été 2021. 309 demandes ont été reçues jusqu’à fin avril. « Nous nous sommes inspirés du modèle de l’aide sociale avec un taux journalier. Les coûts administratifs sont très bas, ce qui le rend très efficace. » explique Sonja Kuhn, co-responsable du département de la culture du canton de Bâle-Ville. « Nous recevions beaucoup de demandes, et nous avions assez peu de ressources pour les traiter, ce qui impliquait des temps d’attente très long pour pouvoir recevoir de l’argent. Nous avons cherché une solution plus rapide. »
A Zurich, l’expérience n’aura duré que trois mois, en couvrant de manière rétroactive la période de novembre 2020 à janvier 2021 pour 683 demandes. « Nous aurions évidemment souhaité pouvoir prolonger le dispositif mais, sans soutien fédéral, les finances du canton ne nous ont pas permis de poursuivre. » indique Lisa Fuchs, directrice adjointe du département de la culture du Canton de Zurich. La motivation première de cette aide forfaitaire, qu’elle se refuse à appeler « revenu de base » était de maintenir une diversité culturelle dans le canton. « Durant l’année 2020, nous avons réalisé que quelques disciplines comme la musique ou le théâtre nous sollicitaient massivement pour des aides, mais que des artistes d’autres disciplines n’étaient pas en mesure de le faire. La logique du système était basée sur la compensation de l’annulation d’événements ou de mandats. Nous avons donc voulu changer la manière un peu vieux-jeu de concevoir le monde de la culture. Cette aide forfaitaire nous permettait de toucher des personnes issues de toutes les disciplines artistiques. »
A Genève, des aides forfaitaires sont à l’étude. Le Conseiller d’État Thierry Apothéloz est allé plus loin dans le discours, en prenant position dans une tribune publiée dans Le Courrier :
« En matière d’assurances sociales, tout projet innovant commence le plus souvent par un rejet » avant de citer les refus successifs de la loi sur l’assurance-maladie, de l’AVS et l’assurance-maternité. « Le temps n’est-il pas venu de lancer des expériences concrètes, notamment à Genève, canton dont 35% de la population avait approuvé en 2016 l’initiative fédérale sur le RBI ? Il ne s’agit évidemment pas de faire table rase de 150 ans d’État social. Mais plutôt de tenter autre chose. Démarrer petit, mais au moins essayer. Juste pour voir. »
La rhétorique est très différente dans le canton de Vaud, mais des similitudes existent dans la volonté de renouveler les mécanismes de soutien. La Conseillère d’État Cesla Amarelle est opposée à un RBI. Elle a refusé de « de polémiquer avec Berne sur le sujet » pointant du doigt la perte de temps et «l’incertitude pour les artistes qui ne savent pas s’ils et elles pourront – ou non – compter sur cette aide. » Le Canton a opté pour un modèle de dispositif de soutien « plus souple et plus simple à mettre en place » : 470 bourses de recherche et de développement ont été distribuées, dotées de montants entre CHF 10'000 et CHF 20'000. «Nous les avons octroyées à tous les artistes qui remplissaient les critères objectifs que nous avions fixés (domicile dans le canton, activité professionnelle dans le domaine de la culture, etc.)». Si l’on regarde de plus près, ces bourses s’approchent donc du modèle forfaitaire de Bâle ou Zurich déconnecté des annulations. Une mesure tout à la fois de politique culturelle et de politique sociale, reconnait Cesla Amarelle. « Les artistes peuvent continuer à exercer leur art dans le cadre d’un projet de recherche qu’ils et elles ont rarement le temps de mener à bien dans leur quotidien habituel. C’est une force par rapport à une approche, par exemple, par revenu de base, qui ne s’intéresse pas à cette dimension artistique. »
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Ce que Zurich ou Bâle ou n’osent pas appeler « revenu de base pour la culture » est au cœur des réflexions dans plusieurs pays : la ministre irlandaise de la Culture milite ardemment pour un revenu de base garanti pour les artistes ; c’est également la position du Conseil des arts de Montréal, de Toronto ou de Calgary ; un projet pilote existe déjà à San Francisco et dans quelques villes étatsuniennes.
En Suisse, le changement de paradigme s’opère progressivement. Les dispositifs cantonaux prévoient des aides forfaitaires temporaires, assez loin de l’utopie d’un revenu de base inconditionnel pérenne. Pourtant, ils ont en commun la déconnexion entre travail et rémunération. En ébranlant l’édifice de sécurité sociale, la crise permet-elle l’émergence d’un nouvel espace politique pour le revenu de base ? « Maintenant on peut parler de RBI, mais la possibilité qu’il soit mis en œuvre à moyen terme parait peu probable. » estime Anne Papilloud, secrétaire générale du SSRS et membre de la Taskforce culture romande. « Le projet pilote de Zurich a été contré par l’OFC et empêché par le Parlement. L’espace de discussion est donc très étroit dans le monde politique actuel. »
Le revenu de base serait pourtant une bonne chose pour la culture, car les actrices et acteurs culturel-x-les ont un taux de rémunération généralement faible et ont payé un lourd tribu ces derniers mois. « Un RBI dans la culture doit servir de test et d’émulation pour le reste de la société. C’est intéressant pour les artistes, car ce sont des populations très précaires, mais un RBI n’est possible que s’il est versé à l’ensemble de la société. » détaille Anne Papilloud.
« Qui sait si l’utopie d’aujourd’hui ne deviendra pas l’évidence de demain. » interrogeait le Conseiller d’État genevois. L’annonce début mai du lancement d’une nouvelle initiative populaire fédérale, intitulée « Vivre avec dignité : pour un revenu de base inconditionnel finançable », pourrait accélérer encore le mouvement vers la concrétisation de cette utopie.