Vieillir : un véritable défi pour les femmes artistes

Dans l’audiovisuel, les femmes sont progressivement invisibilisées dès leurs 35-40 ans. Selon Gwénaëlle Le Gras, co-autrice de L’Âge des stars, des images à l’épreuve du vieillissement [1]   « Le cinéma est encore en grande majorité sexiste. (…) Les rôles se définissent souvent par rapport aux hommes ». Cela implique que les actrices sont castées selon leur capacité de séduction. « À plus de 50 ans, c’est-à-dire une fois ménopausée, une actrice rentre dans un tunnel qui la place dans une zone indéfinie, dont elle sort lorsqu’elle peut jouer les grands-mères. », explique-t-elle[2]. C’est l’expérience vécue par la comédienne genevoise Jacqueline Ricciardi, 54 ans. « J’ai reçu une proposition de rôle dans un court-métrage. A la lecture du scénario, je comprends que je dois jouer le rôle de ‘la vieille dame’. Les illustrations du dossier montraient des photos de femmes de 70-80 ans ». Les femmes de plus de 50 ans ne représentaient que 6% des rôles dans les films français en 2016. Pour être sur scène, il faut incarner les stéréotypes de la beauté, et cela est encore plus vrai pour les seniors. « Le male gaze s’impose partout. Il est courant de voir un acteur de 50 ans avec pour compagne une femme de 35 ans, qui ont des enfants qui sont adolescents ou jeunes adultes. Alors qu’une mère de jeunes adultes a généralement 50 ans. On ne sait donc plus ce qu’est une femme de 50 ans. », détaille Jacqueline Ricciardi.

Le constat est le même dans la danse. « Rares sont les danseuses professionnelles de plus de 45 ans. Les femmes âgées dans la danse sont souvent des chorégraphes, pas des interprètes. » affirme Caroline de Cornière, 49 ans, chorégraphe, danseuse et enseignante. « L’idée du vieillissement est plus marquée chez les interprètes, qui ont une nécessité d’être opérationnel physiquement, que chez les chorégraphes où l’âge peut être associé à l’expérience. » explique Pierre-Emmanuel Sorignet, professeur de sociologie à l'Université de Lausanne dans une interview à Marie Sorbier pour France Culture[3]. Or, les grands chorégraphes sont très majoritairement des hommes.

Alors que les femmes et les hommes sont généralement à parité dans les formations et les premières années d’activité, c’est avec l’arrivée des enfants que l’écart tend à se creuser. Dans un monde où la charge parentale reste principalement assumée par les femmes, être artiste et mère semble presque s’imposer comme une revendication féministe.

« Avoir un enfant, c'est déjà s'inscrire dans un cycle de vie sociale où l'on est davantage susceptible de penser à la sortie de métier, et de se penser plus vieille que celles qui n'en ont pas. Ce questionnement est accentué dans un métier hyper-compétitif, où tous les signes dérogeant à l'objectif professionnel peuvent être interprétés comme une potentielle vision d'une sortie de ce métier » affirme Pierre-Emmanuel Sorignet.

« Le décrochage lié à la maternité est systémique, dans toutes les disciplines. » constate Caroline de Cornière. « La maternité est un impensé dans les institutions culturelles, très peu d’entre elles prévoient des crèches ou des aménagements pour les enfants. On demande aux femmes d’être disponibles comme des hommes, alors que la charge maternelle reste supérieure. On amène notre charge mentale sur les plateaux ». Les mères artistes se trouvent stigmatisées par leurs disponibilités réduites pour des répétitions le soir ou des tournées. « Je partais en tournée avec mes enfants et une baby-sitter. Je préparais une mini-valise d’affaires pour moi, et une grosse valise de produits pour bébés » se rappelle Caroline de Cornière. « La situation de mère artiste et employée est comme une situation de handicap : le monde n’est pas pensé pour les femmes avec enfants. »

Les femmes artistes deviennent totalement invisibles à l’heure de leur retraite. Si la question de la prévoyance est épineuse pour l’ensemble du milieu artistique, les femmes semblent être, ici encore doublement, impactées. « Les mères arrêtent temporairement de travailler, et ça créée des trous dans la LPP », explique Jacqueline Ricciardi. Hélas, peu d’études ont été menées sur cette population spécifique – les études sur la prévoyance ne parlent pas spécifiquement des femmes, les études sur les femmes ne parlent pas spécifiquement des artistes. Pourtant, les rares indicateurs concordent. Dans tous les milieux professionnels, les femmes sont surreprésentées dans les activités à temps partiel (6 femmes sur 10, pour 1,8 hommes sur 10 selon l’Office fédéral de la statistique). Selon une étude menée en 2016 par Suisseculture Sociale[4], seules 36 % des femmes artistes, contre 41 % des hommes artistes, disposent d’un second pilier. La majorité des femmes artistes n’auraient aucune prévoyance vieillesse d’aucune sorte, en dehors de l’AVS.

[1] Éditions L’Âge d’Homme, 2017

[2] « Au cinéma, les acteurs vieillissent, mais pas leurs conquêtes », Le Monde, 19 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/05/19/au-cinema-les-acteurs-vieillissent-mais-pas-leurs-conquetes_5301536_4355770.html

[3] « Quand un danseur devient-il vieux ? » Affaire en cours, France Culture 10 novembre 2020 https://www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-mardi-10-novembre-2020

[4] http://www.suisseculturesociale.ch/fileadmin/docs/1611_SCS_enquete_revenus_et_protection_sociale_des_artistes.pdf