Harcèlement: silence sur scène
Blagues sexistes, gestes déplacés, propositions sexuelles, intimidations ou humiliations… Dans les milieux des arts de la scène en Suisse romande, les récits de harcèlement circulent discrètement, comme des secrets de famille. Pourtant, peu de cas ont été dénoncés publiquement ou devant les tribunaux.
« Ne reste jamais seul·e·x avec ce metteur en scène ! » ; « Ce chorégraphe a déjà invité plusieurs danseuses dans sa chambre d’hôtel… », « Il m’a dit : si tu couches pas, tu seras jamais bookée nulle part. Quand j’ai refusé, il m’a rabaissée devant les mecs du groupe. »
La culture s’enorgueillit souvent d’être plus ouverte ou progressiste que d’autres milieux, mais les chiffres reflètent d’autres réalités. Fin 2020, une étude menée pour SzeneSchweiz ScèneSuisse, l'Association suisse des artistes de la scène, a révélé que 79 % de ses membres avaient subi au moins une agression sexuelle au travail au cours des deux dernières années. 69% des réponses émanaient de femmes.
Le sexisme démarre dès l’adolescence. « Dès que tu as 13 ans et des seins, tu es sexualisée. On te propose de coucher pour démarrer ta carrière. » explique Cecilia Mendoza, journaliste à la RTS qui a consacré une longue enquête au harcèlement dans les musiques actuelles. Les postes de pouvoir, de la production à la programmation, sont principalement occupés par des hommes. « Dans certains milieux, les blagues misogynes sont constantes, et si tu réagis on te dit que tu es chiante, on te traite d’hystérique. » détaille-t-elle après avoir lancé un appel à témoignages auprès de musiciennes, chanteuses et songwriteuses.
J’ai réussi à lui dire non, malgré la peur de perdre le rôle
Dans la danse, où la corporalité est centrale, la frontière entre travail et abus peut être parfois tenue. « Sur les plateaux, il y a une forme de proximité. Difficile de prouver que certains gestes sont du harcèlement ou non » explique une danseuse genevoise. Pour Patrick de Rham, directeur de l’Arsenic à Lausanne, « La danse et le théâtre sont des endroits où il y a un grand laisser-aller sur ces questions. Les relations de pouvoir se mélangent trop souvent avec des relations plus personnelles ou intimes. ».
La soumission au professeur ou au chorégraphe intervient dès le plus jeune âge. « J’avais 18 ans, je dansais à l’opéra de Berlin. Un prestigieux chorégraphe propose de me donner un rôle dans son spectacle, et m’invite au restaurant avant de me proposer avec insistance de l’accompagner dans sa chambre. », se souvient une autre danseuse. « J’ai réussi à lui dire non, malgré la peur de perdre le rôle. » Pourquoi ne pas l’avoir raconté sur le moment ? « Vu que j’avais dit non et qu’il ne s’était finalement rien passé, je n’ai pas pensé à le faire. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais dû aller le dénoncer immédiatement à la direction. »
La loi du silence a longtemps été la norme. Le milieu culturel en Suisse romande est un petit milieu. Dénoncer ouvertement une personne qui aurait commis des actes de harcèlement, c’est courir le risque de voir sa carrière s’interrompre. Alors les récits circulent sous le manteau, entre interprètes. Le nom d’un célèbre chorégraphe et danseur est dans tous les esprits, mais personne ne souhaite le nommer publiquement. Les directions d’institutions se trouvent confrontées à un dilemme : faut-il refuser de programmer des personnes sur lesquelles circulent des rumeurs, alors qu’aucune plainte ou accusation formelle n’a été déposée ? Certaines directions ont leur propre « liste noire », d’autres refusent de fonder leurs choix artistiques sur ces rumeurs.
Peut-on pour autant dire que rien ne bouge ? « Il y a actuellement un moment #MeToo, mais à la Suisse. Par des petites initiatives, qui en réalité ne sont pas si petites, par des prises de consciences institutionnelles, par des petites décisions en apparence assez peu révolutionnaires, les chosent sont en train de bouger de manière vraiment significative. En trois ans, c’est le jour et la nuit ! » affirme Patrick Mangold. Ce conseiller juridique spécialisé en droit du travail est à la fois avocat et danseur. Il est régulièrement sollicité pour dispenser des formations sur les questions de harcèlement sexuel, et intervient désormais dans le cursus danse et théâtre à la Manufacture.
Pour la jeune génération qui a grandi avec le mouvement #MeToo et a participé à la grève du 14 juin 2019, la parole s’est déjà libérée. Peu de cas de harcèlement sexuel remontent jusqu’aux oreilles du Syndicat Suisse Romand du Spectacle, reconnait la Secrétaire générale Anne Papilloud. « Ce sont surtout les jeunes générations qui se mobilisent actuellement. Le mode d’action est différent et passe souvent par des campagnes sur les réseaux sociaux. »
Le digital, c’est le medium choisi par un nouveau collectif d’artistes basé·e·x·s dans les cantons de Vaud et Genève, qui s’est formé suite à une étude sur le bien-être au travail. Onze personnes* travaillent bénévolement au développement d’un site et d’un compte Instagram qui seront publiés prochainement. Leurs objectifs ? « Rendre visible la parole des personnes qui ont subi des discriminations et/ou harcèlement dans le milieu des arts vivants de suisse romande en récoltant des témoignages. » Donner à entendre ces histoires est le premier acte militant pour « développer la conscience collective concernant les abus de pouvoirs qui peuvent aussi avoir lieu dans la culture et les arts. Le progressisme apparent de ces milieux n'empêche pas les mécanismes patriarcaux d’être très actifs. Il s’agit d’éviter de reproduire les schémas abusifs que nous avons pu subir pendant nos éducations artistiques et/ou dans le milieu du travail quand nous devenons employeur·euse·x·s. » Grâce aux communautés virtuelles, les jeunes artistes et interprètes osent davantage dénoncer des actes car ils et elles savent que leur histoire n’est pas un cas isolé.
Les actions de ce groupe sont également politiques, au sens plus classique du terme : « Des discussions avec la Ville de Lausanne et le canton de Vaud sont en cours depuis 2020, pour conditionner l’octroi des subventions. A Genève, un travail politique est activement en train de se développer en collaboration avec un assistant parlementaire. »
Les changements se passent aussi à des niveaux institutionnels. A Genève, les directions de plusieurs théâtres s’étaient rassemblés début 2020 pour élaborer une charte commune. La pandémie a mis ces travaux collectifs en pause mais plusieurs institutions avancent de manière individuelle sur leur propre Charte. A Lausanne, l’Arsenic s’est doté d’une « charte de bonnes pratiques, de prévention et de sanctions du harcèlement et de la discrimination entre l’Arsenic, les compagnies et les associations accueillies » ainsi que d’une personne de confiance en entreprise (PCE), externe à l’institution. Son directeur, Patrick de Rham, explique : « Cette personne peut être saisie par toute personne qui travaille à l’Arsenic, y compris les employé·e·x·s des compagnies, des associations ou des bénévoles. La rémunération de la PCE est assurée par l’Arsenic, mais nous ne savons pas qui prend contact ni pour quel motif. Nous recevons juste les factures. » Un modèle qui fait des émules dans d’autres structures romandes.
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L’existence de ces chartes et personnes de confiance peut-elle changer les choses ? Pour Lola Nada, fondatrice de « Inouïe », une agence de booking qui travaille principalement avec des femmes artistes et des personnes queer, l’impact est réel « Si l’on parle de harcèlement comme quelque chose qui ne sera pas toléré dans une structure, tu te sens beaucoup plus légitime de dénoncer les choses. » Faire que chaque personne se sente à sa place, légitime et écoutée est la clef pour désamorcer les mécanismes du silence autour du harcèlement sexuel.